Eve dérive. Executive woman occidentale, au chic corporate , impersonnel, elle semble flotter dans un Hong Kong tout de surfaces miroitantes, où s’accrochent, se superposent des couches de reflets. Enseignes et pubs, marques mondialisées – Tudor, McDo –, coiffeur pour caniches : pointe extrême de l’ultraluxe et de la vacuité. Une voix off surnage sur cet avant-poste du capitalisme et de la modernité. Elle aussi comme dissoute – littéralement désincarnée : on ne voit pas la locutrice. On apprend peu à peu qu’il s’agit de Li Yu, une ouvrière chinoise venue tenter clandestinement sa chance à HK. Elle commente les déplacements d’Eve, raconte aussi sa propre histoire, la triste épopée, qui pourrait être chinoise, africaine, d’une migrante clandestine, attirée par les sirènes d’une vie meilleure. Dissolution du récit : quel lien y a-t-il entre Li Yu et Eve, entre l’espèce d’aura spectrale de la voix de l’une, et cette Occidentale qui semble prise au piège de la mégapole ?
La réponse tient en un mot, quelques syllabes ésotériques : « aquamation ». Soit une technologie de dissolution – là encore – des cadavres, la version liquide de la crémation si on veut, que quelques spots publicitaires insérés dans le film vantent avec un kitsch surréaliste. Une technologie occidentale dont Eve est l’ambassadrice en Chine. Car la Révolution culturelle n’a pas seulement décimé les « indésirables » idéologiques, elle a privé les Chinois de leurs morts, en imposant l’incinération. Résultat des courses : les défunts ne trouvent plus le repos, leurs âmes en peine errent, condamnées à un entre-deux fantomatique qui n’est ni la vie ni la mort. Et les vivants ? Et bien s’ils ont le malheur de se trouver tout en bas de l’échelle sociale, ils deviennent la matière première d’un juteux trafic. Éliminés, à tous les sens du terme : enlevés, assassinés et revendus à prix d’or comme substituts des cadavres incinérés de familles plus fortunées. Ce qui a été, précisément, le destin funeste de Li Yu, ce qu’elle raconte en voix off, au fil d’un récit qui bégaye, semble se chercher, comme si cette voix peinait à mettre des mots, un ordre narratif sur ce qui lui était arrivé.
Mémoires non pas d’outre-tombe – Li Yu n’a pas de sépulture – mais d’outre-vie. Rien d’étonnant dès lors si elle hante Eve, elle qui vient justement apporter un « progrès » dans la mort par crémation, comme pour mieux systématiser une pratique qui a coûté la vie à la jeune ouvrière. Éclats granuleux des lumières, sentiment d’immersion cotonneuse dans un monde liquide où prédominent l’eau, la pluie : le film a la texture de la prosodie verlainienne, « plus vague et plus soluble dans l’air », quelque chose comme un affleurement permanent du mystère et de l’invisible, cet obscur noyau de tout travail poétique. Ce qui ne l’empêche pas, faussement somnambule, d’avoir les yeux grands ouverts sur la Chine contemporaine, sur la collusion entre les technologies occidentales et les diktats de la Révolution culturelle. À l’image de La Dernière Fois que j’ai vu Macao, de João Pedro Rodrigues, New Territories se regarde comme une rêverie poétique et politique. Comme si les frontières entre les genres étaient elles aussi dissoutes.