Guy Maddin, le dernier grognard d’un certain cinéma ludique, délibérément anachronique, mais jamais confit dans la saumure de la nostalgie, et son brillant aide de camp, Evan Johnson, lancent leur nouvelle offensive poétique sur le front des salles obscures. « Poétique », le terme est devenu tristement affadi, label passe-partout pour pisse-copies en panne d’inspiration ou aveu déguisé de perplexité – mais il retrouve toute sa force lorsqu’il est trempé dans le bain de jouvence bricolo-épique des fantasmagories de Guy Maddin.
Première vertu de la grande poésie : faire entendre avec une vigueur renouvelée les voix conjuguées du chamane et de l’oracle. Magie incantatoire, évocatoire : les morts se relèvent. Les morts en l’occurrence, ce sont les membres fantômes du grand corps du cinéma : les films perdus des maîtres d’antan, que Maddin et Johnson ressuscitent, parent de leurs propres images. Ondoyantes, flottantes comme des ectoplasmes, elles se liquéfient parfois en une lave sensorielle de couleurs, mais elles suivent toutes le cours, capricieux et palpitant comme un roman-feuilleton, d’une histoire d’aventure à l’ancienne, qui puise à la source de l’émotion poétique par excellence – l’amour, of course. « Pitcher » Guy Maddin, ce serait reconstruire Notre Dame avec la simplicité fruste du béton armé – une gageure, voire une impertinence. Qu’il suffise de dire qu’il est question d’un bûcheron, de sa bien-aimée, et des mille péripéties qui viennent à la traverse de leur idylle.
On plaquerait trop vite, et sans doute injustement, l’adjectif « expérimental » sur les rêveries à la fois agitées et fluides de Maddin. S’il y a effectivement du Lynch dans ses lumières décomposées, ses chromatismes pulvérulents, on est très loin de l’ésotérisme impénétrable des derniers grimoires du souverain d’Inland Empire. La Chambre interdite n’est pas un champ de ruines où flotteraient épars des lambeaux de sens, des vestiges de récit. Au contraire, à l’aide de tous ces éclats de films perdus, de ce kaléidoscope de projets disparus, Guy Maddin reconstitue un monde, composite, certes, mais doté d’une belle unité – narrative, visuelle, structurelle. Comme TS Eliot (tiens donc, encore un poète) dans The Waste Land, il s’est servi de fragments pour conjurer la destruction – pour « consolider les ruines » de l’oubli.