Line Papin : Possession immédiate est une revue qui vient d’émerger il y à peine trois ans: comment cela s’est fait ? D’où l’idée est-elle venue ?
John Jefferson Selve : L’envie était, plus que d’échapper aux petites étiquettes que l’on colle aux gens – cette tendance systémique bien française – de rameuter dans un même lieu tout ce qui me plaisait en art. Même si la moelle de la revue est éminemment littéraire, l’accoler à de la photographie n’était pas si évident, et casser les catégories propres à chacun de ces domaines encore moins. Ajoutez-y du cinéma, de la musique, de la mode et de l’art contemporain. Il y avait aussi le désir que tout ça soit traversé par une logique de sensation. Prenez et feuilletez chaque numéro, on retrouve une force vitale rare. J’évite l’entre soi, les chapelles, les petits mondes. Possession immédiate peut se reconnaître – pour n’évoquer que la musique – dans la rage de la rappeuse Casey ou la noire mélancolie d’un groupe comme les Tindersticks. Il peut y avoir un texte de Jean-Jacques Schuhl et une première publication comme Clément Roussier dans le dernier numéro ou le jeune écrivain Boris Bergmann. Plus que de transversalité, le mot est aussi malheureusement galvaudé, PI opère une coupe à travers les différents arts. C’était l’idée principale de PI. A posteriori, je réalise aujourd’hui qu’il y a plus ou moins inconsciemment une réaction à ces 20 dernières années. Où il fallait chercher plus que la nouveauté, la tendance … une sorte d’ère du temps factice, être aux aguets du simulacre artistico-social, dénicher la nouveauté à consumer. Être à la pointe. Nous sommes en dehors de tout ça.
Line Papin : On remarque que l’esthétique de la revue est très travaillée : textes et photos se mêlent, le tout sur un papier assez grainelé et un format facile à mettre en poche. Pourquoi un tel parti pris ? Peux t-on dire que c’est une revue d’art autant que de littérature ?
John Jefferson Selve : Je travaille avec Ben Wrobel qui met Possession immédiate en forme. Une partie capitale pour moi. J’accorde beaucoup d’importance à la direction artistique. J’avais l’idée du format, du papier mais pour rendre le principe même de PI lisible dans sa constitution, ce n’était pas simple. Il a réussi à rendre l’objet beau et singulier. À partir du moment où je considère la littérature comme l’un des arts premiers, je vous répondrai que oui, c’est une revue d’art, dans tous les sens.
Line Papin : Combien êtes vous à travailler dedans ? Les artistes photographes ou écrivains qui sont publiés sont-ils toujours les mêmes, parle t-on d’une équipe, ou bien engages-tu différentes personnes chaque fois, et dans ce cas, au regard de quoi décides-tu d’inviter un artiste à collaborer pour Possession Immédiate ?
John Jefferson Selve : Il y a un noyau dur d’amis: Ferdinand Gouzon, Kamilya Kuspan qui par delà son propre travail artistique s’occupe aussi de la partie mode, Anton Bialas, Mehdi Belhaj Kacem, Yannick Haenel, Mathieu Terence qui participent chacun dans leur domaine à chaque numéro mais avec qui avant tout j’échange. Certains que j’aime beaucoup reviennent aussi comme Gaëlle Obiégly, Georgina Tacou, Frederika Amalia Finkelstein, Jean-Jacques Schuhl, Philippe Grandrieux, Jean-Noël Orengo, Philippe Bordas, Camille de Toledo. Ensuite, c’est une affaire d’affinités, de rencontres, de lecture, de conseils. À chaque nouveau numéro, il y a une bonne dizaine de nouveaux artistes qui participent. C’est important. Mais je ne recherche pas vraiment, je me laisse porter par mon expérience.
Line Papin : Tu te laisses porter pour le choix des artistes et auteurs ; quant au numéro lui-même, quel fil suit-il, chaque fois ? Les textes et photographies se répondent entre eux, mais sont des créations assez libres, et autonomes, c’est-à-dire que la revue ne suit pas l’actualité mais un autre thème, gardé secret ? Quelle cohérence, quelle ligne directrice pour chaque numéro ?
John Jefferson Selve : Si vous avez lu le dernier numéro, vous savez que nos composons au sens le plus profondément littéral du terme un geste politique. Mais une fois encore ça peut passer par un texte sur la situation des exilés à Lampedusa jusqu’à une interview magnifique que nous a accordé le parfumeur Serge Lutens. Les deux à leur façon disent une certaine ignominie de la politique au sens le plus commun du terme cette fois-ci. Voilà, il n’y a pas de militantisme, nous n’avons pas cette tournure d’esprit, et tant mieux. Elle tue la liberté et la possibilité du Beau, de la collusion, du montage propre à la revue. Il y a une position esthétique de la revue que je revendique. Et puis si vous regardez attentivement le noyau dur de PI, je l’ai réalisé il y a peu, les gens qui m’entourent sont tous à leur façon des solitaires, ils ont tous un côté hors-la-loi, ce sont des êtres qui souhaitent préserver leur liberté, ils ne font pas de compromis sur ça. Ça joue sur ce que dégage la revue.
Ensuite pour chaque numéro, il y a un thème, un mot parfois galvaudé mais qui m’interpelle. Alors j’écris à chacun à ce sujet pour qu’ils me fassent des propositions de textes et d’images. C’est l’ossature de la revue. Les textes sont autonomes par principe mais il y a un jeu de correspondances dans la revue. Textes et images s’entrecroisent, se répondent, s’accolent.
J’essaie de reproduire un flux propre à notre circulation mentale.
Line Papin : Et finalement, comment vois-tu l’avenir de la revue ?
John Jefferson Selve : Je pense que quelqu’un comme Pierre Bergé (ou l’un de ses collègues) ne devrait pas tarder (dès que la revue lui tombera entre les mains) à nous faire un chèque substantiel pour que nous puissions exister encore quelques années. Le mécénat me paraît l’une des rares choses justes. Pour le moment comme beaucoup de projets éditoriaux, c’est précaire. Mais nous y arrivons. J’ai la chance que tout le monde joue le jeu de la gratuité, mais je sais que ça ne pourra pas durer, et c’est normal. Sinon, nous avons déjà fait une grande exposition des photographies que nous produisons. Elle avait bien marché. J’aimerais bien recommencer et puis sortir aussi de temps à autre des livres, produire des images, des petits films au gré des rencontres, dès je crois à un projet. Je commence à travailler sur le vol.VII. Il sortira quelques semaines avant les présidentielles françaises. Composer une revue dans ce contexte est très excitant. C’est une manière d’en découdre.
Lien vers le site de la revue pour la découvrir et l’acheter en ligne : http://possession-immediate.com/