Camaïeux de gris. Béton ébréché, murs lézardés, ciel saturnien. Ambiance urbaine suffocante et exsangue, comme une apocalypse morne, un tarissement de toutes les énergies vitales. Bienvenue dans la Russie d’aujourd’hui où tout s’effrite. Les décors, donc, mais aussi les vies. Celle de Natacha, vieille fille percluse dans la routine d’un quotidien placé sous l’invocation de l’éternelle répétition de son boulot au zoo, où elle est chargée de l’approvisionnement, l’appartement qu’elle partage avec sa vieille mère, confite dans un gâtisme mystique. Natacha, avec ses tenues au conformisme fané, s’étiole à l’image d’un pays qui semble agoniser. Mais, on ne le sait hélas que trop bien depuis le XXe siècle, les mondes qui dépérissent ne meurent pas de leur belle mort, ils sont travaillés par des remous de violence, déchirés par des éruptions de sauvagerie. Témoin les collègues des bureaux du zoo, qui bâfrent comme des prédateurs, et se comportent en petits despotes de cours de récré, rivalisant d’ingéniosité pour humilier Natacha. Mais Ivan Tverdovsky, dont c’est le deuxième long de fiction après le très remarqué Classe à part, sait comme Hölderlin, que « là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Formule devenue passe-partout, mais qui pointe bien l’ambiguïté des moments critiques de l’Histoire : si l’avers de la sauvagerie, ce sont les forces de destruction, le revers, c’est le bouillonnement vital. La régénération.
Et c’est bien ce qui arrive à Natacha. Car voici qu’elle se métamorphose : qu’un colombin de chair, un bourrelet qui semble appeler un pétrissage érotique une fois passée la surprise un peu écoeurée de la première vision – une queue en un mot – lui a poussé au bas du dos. Dès lors tout s’accélère, le pouls de la vie rebat de plus belle. Natacha rencontre un jeune radiologue : amitié, connivence, peut-être plus. Se sape en « pute » (point de vue de ses collègues méprisants), ou plutôt en « girl » qui se contrefout de l’âge. S’exalte les sens dans l’alcool, la danse. Retrouve une innocence animale de la vie. Zoologie est l’histoire d’une reconquête de la vie dans ce qu’elle a de plus viscéral.
Mais Natacha est devenue un corps étranger dans cette Russie qui, elle, crève. Et qui ne tolère pas cette Natacha-là. D’où les mécanismes de défense qu’elle enclenche : chasse aux sorcières (littéralement : des rumeurs prolifèrent, on aurait vu une sorcière ici ou là) ; repli dans une religion exacerbée : scène extraordinaire où la mère de Natacha, artiste brute qui s’ignore, repeint les murs de son salon d’une tapisserie de croix. Réflexe superstitieux. Car c’est bien ce que nous montre Ivan Tverdovsky : la façon dont une société mourante sécrète ses anticorps en ressuscitant ce qu’il y a de plus archaïque. En renouant avec une pensée magique, fanatique, intolérante. La vraie sauvagerie n’est ni dans l’hostilité physique du monde qui entoure Natacha, ni dans sa métamorphose façon Oviderencontre- Tod-Browning, mais là dans la pensée. Dans la barbarie de l’antédiluvien.