Detroit, récit minutieux et brutal des émeutes raciales de Détroit en 1967, qui durèrent cinq jours et firent 43 morts et 467 blessés, sort au moment où l’Amérique s’interroge sur la légitimité de certains artistes blancs à s’approprier la « douleur noire » et à en faire un spectacle. La question n’est pas neuve : depuis longtemps est contestée la représentation de l’ethnocide amérindien par des cinéastes qui ne le sont pas. À la question de sa légitimité, Bigelow a répondu qu’en tant que cinéaste reconnue, elle avait obtenu les moyens de faire quelque-chose sur ces émeutes trop peu traitées au cinéma depuis cinquante ans, au cours desquelles des policiers ont torturé dans un Motel une bande de gamins, en ont assassiné trois d’entre eux suspectés de leur avoir tirés dessus. La première partie de Detroit, extraordinaire, rappelle quelle cinéaste de la guerre est Bigelow : elle filme ces émeutes comme s’il s’agissait d’une guerre civile. Au milieu de ruines enflammées d’ombres de soldats de la garde nationale, sa caméra virevolte d’un point de vue à l’autre, au fil d’un montage saccadé comme si l’action était filmée en direct. Idée audacieuse, très rare dans un film américain : il n’y a aucun centre, aucun personnage principal, personne à qui s’identifier. Emeutiers et policiers s’affrontent dans l’anonymat. Par moments, Bigelow intercale des archives. Peu à peu la fiction revient, émergent quelques visages : les membres du groupe soul The Dramatics, deux copines, quelques policiers dont un jeune noir qui travaille aussi à l’usine. Tous vont être enfermés au Motel Algiers. La partie en huis clos est plus problématique : reconstitution de la torture avec ce que cela pourrait comporter de plaisir sadique du spectateur à regarder des enfants et des acteurs souffrir. Sauf que – et cela n’a pas été noté dans les critiques assassines du film aux Etats-Unis qui reprochent à Bigelow de nous faire jouir de la violence – le point de vue est celui des blancs, des bourreaux. Bourreaux grimés en grands enfants ahuris, aux traits poupons qui expliquent s’amuser à « un jeu de la mort » consistant à faire croire que l’on tue pour obtenir des renseignements. Ce que met en scène Bigelow, c’est la jouissance sexuelle des bourreaux, le mécanisme sadique. Si on a tendance quand on ne sait pas trop quoi dire d’un film à écrire qu’il s’agit d’une description de la violence,pour une fois, c’est très exactement ça : Detroit est une analyse générale, à la fois pulsionnelle, historique et politique, des mécanismes de torture. On regarde et on comprend comment ça fonctionne. Sur ce point, le film, qui se veut un écho aux violences policières actuelles, est inattaquable. Le film va plus loin : en établissant des parallèles entre la jouissance ludique du crime sadique et le fait que les artistes noirs sont condamnés par l’industrie du disque à danser et chanter pour un public blanc, la cinéaste problématise notre regard de spectateur. Bigelow sait que cette violence « noire » est un spectacle pour certains. Elle le montre. Dommage qu’en prologue et en conclusion, Bigelow se sente obligée d’entourer son action de cartons édifiants à la façon de certains téléfilms consensuels, qui atténuent la force crue de son film. C’est comme si, sachant les attaques dont elle allait être l’objet, elle s’était sentie obligéevde prendre des précautions d’usage.vApparemment, ça n’a pas servi à grandchose.vIl faut pourtant voir Detroit.
Detroit
Tranche sanglante de l'histoire des États-Unis, Detroit est politique, polémique, clinique. Un nouveau grand film de Kathryn Bigelow.