De l’âme et du corps. Et de ce qui les sépare ou les lie. La cinéaste hongroise, Ildiko Enyedi (Mon vingtième siècle, 1989), auteur d’une oeuvre placée sous le signe de l’étrange et de la sensualité mais dont nous n’avions plus vu aucun film sur grand écran depuis une vingtaine d’années, revient par la grande porte avec de graves questions idéalistes. Deux employés d’un abattoir font la nuit exactement le même rêve : ils convolent sous la forme de gibiers, elle est en biche et sous un paysage enneigé, lui en cerf. Dès lors qu’ils se découvrent un grand songe récurrent en commun, ils décident de s’aimer. Beau sujet qui inspire depuis quelques temps le cinéma contemporain : celui de l’injonction sentimentale à tout prix. Croquée par le mexicain Ernesto Contreras dans Les Paupières Bleues et par le grec Yórgos Lánthimos dans The Lobster. Seulement l’un et l’autre restaient confinés dans un registre à peu près équivalent : celui de l’absurdité pour renforcer le caractère monstrueux de ceux qui n’organisent pas leur vie sentimentale comme les autres. Enyedi en fait un tout autre usage, bien plus inattendu. Le film s’ouvre sur le songe en question : images amples d’une nature en pâmoison. D’un cosmos onirique et grandiose, Corps et âme bascule dans le documentaire d’un abattoir mécanique. C’est dans cet univers de mort programmée que les deux rêveurs se rencontrent. Contre toute attente, la cinéaste ne tombe dans aucun cliché récent sur les abattoirs : les siens ressemblent plus aux bureaux de n’importe quelle start-up qu’à des camps de la mort. Il s’agit moins de dénoncer avec lourdeur tout ce que l’on sait déjà des abattoirs que d’en faire définitivement un espace contemporain, un environnement aussi banal qu’un autre d’où pourrait naître n’importe quelle histoire d’amour. Ce n’est donc pas l’incongruité de l’injonction à devoir s’aimer qui est le coeur de ce film mais plutôt l’étrangeté à le désirer encore dans un monde où il n’existe plus aucun espace pour les sentiments. A partir de là, le film tente de greffer à cet univers mortifère le programme attendu d’une bluette romantique mais à froid. Tout tombe à l’eau : rencontres ratés et comiques, conversations gênées et gênantes, coït décevant. Comme dans toute bonne comédie, il s’agit de jouer avec deux antagonistes : un directeur financier handicapé du bras et un peu fat mais chaleureux et drôle avec une contrôleuse qualité apparemment frigide, misanthrope et couverte de tocs.Jouer avec deux registres de jeu : lui, tout en douceur, elle, tout en esbroufe glaciale. Au diapason de ses formidables comédiens, la cinéaste maintient l’équilibre entre drame de la solitude et comédie cruelle des échecs répétés. Corps et âme est la recherche quasi expérimentale d’une harmonie possible entre un certain cinéma clinique dont on parle beaucoup ici à Transfuge (Haneke, Lanthimos, Ostlund, Franco) et la vraie comédie romantique et douce, celle potache, très intime et sentimentale de Blake Edwards. Il y a quelque chose d’héroïque dans ce film, justement honoré d’un Ours d’or au dernier festival de Berlin, à parvenir à allier ce cinéma-là, aux allures d’études médicales, avec le romantisme échevelé et souvent triste des plus grands sentimentaux.
Sucré, salé
Avec Corps et âme, la Hongroise Ildiko Enyedi invente le romantisme des abattoirs. Et empoche un Ours d'or plus que mérité...