« Que disait-il, que disait-il donc, que disait-il précisément, ce singulier vieil homme avec son drôle de noeud papillon en laine ? » : voici donc resserrée en une phrase toute l’intrigue d’un court roman poignant dont le titre lui-même ne laisse pas de nous paraître énigmatique – tant il est vrai qu’il est aussi celui d’une oeuvre du peintre polonais Wladyslaw Malecki. Nous sommes au musée des Beaux-Arts de Cracovie. Zygmunt, le vieillard au noeud papillon de quatre-vingt-quatorze printemps fait face à la toile intitulée Le Parlement des cigognes. Elle représente une vingtaine de ces grands oiseaux « au repos dans une sorte de clairière marécageuse ». Rien d’étonnant ici lorsque l’on sait que la Pologne est le pays des cigognes. Il demeure que le tableau est fascinant. Zygmunt le fixe de son beau regard bleu. Il est envoûté. Il semble chercher les différentes raisons de son envoûtement – au vrai, il en connaît seulement quelques-unes…
Valère Staraselski est habile. Il faut attendre la seconde moitié de son roman pour découvrir le vieillard qui va s’exprimer bientôt dans un français parfait. L’auteur du Maître du jardin (Cherche-Midi, 2011), aura brouillé savamment les pistes pour nous amener là, à ce point de rencontre, lequel est d’abord un point de résistance de la mémoire. Si le regard de Zygmunt est si clair, c’est qu’il voit loin dans son passé, dans le passé de son pays asservi par l’Allemagne nazie.
Mais revenons au début du livre. De jeunes français viennent faire un stage de perfectionnement en hôtellerie à Cracovie, l’ancienne capitale royale de Pologne. Ils en profitent, dès leur arrivée, pour visiter le premier bar à lait de la période socialiste, mais encore la place médiévale qui occupe le coeur de la ville, puis la halle aux draps… Dès le lendemain, un petit groupe décide d’un jogging de l’autre côté de la Vistule. En route ! On adresse, en passant, « d’ostentatoires révérences aux statues des douzes apôtres alignés devant la fière église Saints-Pierre-et-Paul », on contourne la colline du Wawel, on parvient à l’intérieur de Kasimierz, l’ancien quartier juif. Soudain, règne alors « un silence d’aquarium ». Les immeubles sont vétustes, les façades délabrées. Le temps semble ici s’être arrêté. L’un des coureurs fait remarquer à la troupe que Spielberg tourna dans ces rues La liste de Schindler. Et il ajoute aussi qu’un peu plus loin, dans un quartier nommé Podgorze où ils allaient se rendre par le pont de fer qui franchissait la Vistule, les nazis avaient parqué les juifs de Cracovie.
On l’aura compris : c’est en visitant le musée de la ville que les jeunes français vont faire la connaissance de Zygmunt, cet israélien natif de Pologne. Il a connu le ghetto de Cracovie. Il est rescapé du génocide des juifs polonais. Et il parle, c’est terrible, de l’indifférence des polonais devant les juifs, et parfois même, de leur sauvagerie.
Outre qu’il est un merveilleux conteur, Staraselski est d’abord un écrivain au combat. Il écrit avec le ventre. Et, comme son personnage de vieillard, il nous enseigne.