Vous souvenez-vous de la dernière fois que vous avez entendu une chanson de Townes Van Zandt au cinoche ? Qu’un film a commencé en vous faisant emboîter les pas d’un môme feuilletant un bouquin de Flannery O’Connor ? Que vous vous êtes intéressé à un personnage féminin, la cinquantaine bien tassée, coiffée d’un bandana tout pareil à celui porté par Christopher Walken dans Voyage au bout de l’enfer ? Que vous avez écouté avec attention un nain et un flic raciste palabrer autour d’une table de billard dans un rade du Missouri ? Bref, de la dernière fois que vous avez vu une authentique Americana ? Soit un tableau de l’Amérique profonde qui ne fonctionne ni sur le décalage façon frères Coen ni sur la nostalgie façon Jeff Nichols. Soit un portrait décapant, mais bourré d’empathie, des millions d’individus qui vivotent loin des grandes métropoles U.S.
Mildred (Frances McDormand) est en colère. Cela fait plus d’un an que sa fille a été violée, puis assassinée. Le coupable court toujours. L’affaire ne semble pas être la priorité de la police locale commandée par Willoughby (Woody Harrelson) et son adjoint Dixon (Sam Rockwell). Sans doute est-elle trop occupée – nous sommes dans le Sud des Etats-Unis – à tabasser des nègres innocents. C’est du moins ce que pense Mildred. Voilà donc qu’elle décide de faire un truc un peu frappé : dépenser une petite fortune qu’elle n’a pas afin de louer trois grands panneaux publicitaires bordant une autoroute à l’extérieur de la ville. Puis elle les fait peindre d’invectives et de messages rageurs qui prennent à partie les autorités. Scandale dans la petite bourgade. Les uns la soutiennent. Faiblement. Les autres la condamnent. Férocement.
On l’a compris : 3 Billboards raconte une histoire de vengeance et de deuil. Que faire de sa rage quand on a tué votre enfant sans que vous puissiez identifier le responsable ? Comment faire le deuil ? Comment s’accommodent de la culpabilité ceux qui n’ont pas su protéger l’être qui leur était le plus cher au monde ? Et puis comment continuer à vivre avec les autres – vos voisins, vos concitoyens – quand le brutal assassinat qui hante vos nuits vous apparaît comme le produit de la société dans laquelle vous vivez ? Comme une sorte d’effrayante et souterraine création collective ? Une histoire de vengeance et de deuil, donc. Mais voilà que celle-ci prend un tour complètement inattendu. Le chef de la police, lui qui paraissait si pataud et presque veule à force de mollesse, s’avère un genre de poète humaniste luttant avec un hédonisme bonhomme contre une maladie mortelle. Son adjoint, fils à maman, dont nous étions certains que rien ne pourrait jamais le rédimer de son racisme attardé, pourrait bien devenir un inspecteur de génie, guidé par une hyper-sensibilité comparable à celle d’un mystique rhénan. Quant à la nouvelle copine de l’ex de Mildred, elle qui avait tout du sex toy jetable et illettré, la voilà qui cisèle des aphorismes. Mais pourquoi de tels changements de perspective ? Coup de force ? Arbitraire du scénario ? Absolument pas. D’une part chez McDonagh (Bon baisers de Bruges, Sept psychopathes) comme chez Renoir, « tout le monde a ses raisons ». D’autre part le dramaturge anglais excelle à mélanger les genres, le comique et le tragique, la grosse farce et le pathétique. Ses personnages ne sauraient donc être d’un seul tenant. Ils peuvent être pathétiques et ridicules. Puis, la scène d’après, presque sublimes.
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