Raja Amari contourne brillamment l’écueil du « film sur ». Ces tristes produits qui ne valent que par les « sujets » brûlants qu’ils traitent comme on traite une info. Certes, il y a Samia, une migrante clandestine de Tunisie. Certes, il y a l’ombre de son frère, incarcéré pour radicalisme, à laquelle elle tente d’échapper. Mais derrière ce voile d’actualité se dessine une autre figure, au sens presque chorégraphique du terme. Car à Lyon, où Samia a atterri, se met en place un triangle érotique et sentimental dont elle occupe un sommet, les deux autres étant constitués de Mme Berteau, grande bourgeoise lyonnaise, veuve, et d’Imed, jeune immigré déjà bien installé.
Là, ce sont d’autres voiles, d’autres tissus (après tout, Raja Amari n’a-t-elle pas tourné un Satin rouge ?) qui se soulèvent. Ceux qui couvrent les corps : Imed, qui héberge Samia, devient l’amant de Mme Berteau. Mais aussi ceux qui couvrent les histoires des uns et des autres. Si Mme Berteau accepte d’engager Samia, c’est sans doute par un effet de miroir. Celle qui, sous ses allures d’oisive comme il faut élevée dans la soie lyonnaise, s’appelle Leila, a fait, en son temps, la même traversée que Samia.
Et Samia, elle aussi, est une poupée gigogne. Dans les petites rues lyonnaises, noyées d’une lumière mordorée de crépuscule, dans cette ambiance fantastique qui semble submerger la ville et que restitue la belle photo du film, Samia a l’air traquée. On comprend vite qu’elle craint son frère, le djihadiste. Mais pourquoi ? On n’en dira pas plus, mais le film se dépouille lentement de son nimbe de mystère. Les Secrets, justement, tel est le titre du précédent film de Raja Amari… Autre révélation, autre mise à nu, si on ose dire, puisqu’il s’agit de corps : ces deux scènes de danse, l’une dans le bar que tient Imed, l’autre chez Leila. Là, Samia (Sarra Hannachi, très bien, à fleur de peau et égarée) se défait de ses airs et de ses atours de garçon manqué. Regardez-là danser devant le comptoir d’Imed, un verre de bière à la main. La prudence craintive de la sans-papiers, qui doit obéir à l’injonction « pour vivre heureux, vis caché » se volatilise. Tout comme la réserve, la modestie qu’Imed, qui n’a pourtant rien d’un intégriste puritain, attend d’une jeune femme tunisienne. Regardez-la encore, dans l’autre scène, dansant avec Imed et Leila, dans sa robe écarlate, vivante image de la sensualité. Danse, transe : quelque chose de nietzschéen a lieu, une abolition des limites entre les corps des trois, la surrection de quelque chose de primitif. L’enfoui qui remonte à la surface.
Mais c’était aussi ça la toute première scène du film. L’arrivée de Samia sur les rives françaises. Une scène sous-marine, sous la surface de la Méditerranée. Et Samia prise dans cette masse liquide, étouffante. Comme pour nous signifier, d’entrée de jeu, que l’émigration, c’est ça : crever une surface, remonter, sortir de ce qui asphyxie. Alors oui, Corps étranger est bien un « film sur », sur l’émigration clandestine. Mais à sa façon : par une image, à la fois visuelle et poétique. Ca s’appelle du cinéma.