Douze danseurs qui s’alignent derrière des chaises, disposées de part et d’autre d’un vaste terrain de jeu. Des pas de chats esquissés presque sans musique, tandis que les voix s’échauffent, un peu éraillées et criardes. Puis la bande-son qui part, où le rap et la techno cèdent la place aux hymnes nationaux, où le rock de Charly Garcia succède aux chants militaires et aux douloureuses complaintes argentines. Ce juke-box dissonant orchestre un patchwork de saynètes dansées, qui remâchent tout le patrimoine chorégraphique sud-américain, de l’escondido au tango, en passant par la chacarera, la valse tanguera ou la cumbia. Qu’on ne s’y trompe pas : El Baile n’a rien du ballet, ni du bal musette, mais tient plutôt du corps-à-corps musclé, dont la partition, à tout moment, peut dérailler, à mi-chemin entre bagarre et danse de la joie.
La genèse d’El Baile raconte l’histoire des greffes inattendues mais fructueuses. Aux manettes, la chorégraphe française Mathilde Monnier, patronne du Centre national de la danse, et l’écrivain argentin Alan Pauls, publié en France chez Christian Bourgois. Aux origines, lointaines, Le Bal, création collective du Théâtre du Campagnol, pilotée par Jean-Claude Penchenat en 1981 : pièce sans paroles, qui retraversait, en chansons et en danses, l’histoire française depuis la Libération. Fils bâtard du Bal et de Pina Bausch, El Baile reprend cette grammaire pour la pousser radicalement vers la danse et l’argentiniser, remplaçant le bal populaire des provinces françaises par le « club social » typiquement sud-américain, mai 1968 et la guerre d’Algérie par la junte militaire, la guerre des Malouines, ou encore ces « deux totems absolus de l’argentinité » que sont « la viande et le tango ».
L’ambition théorique qui sous-tend le travail de Monnier et Pauls est vaste : performer l’histoire de l’Argentine du milieu des années 1970 à nos jours, non pour en faire le récit, au passé, mais pour observer la façon dont elle s’inscrit, au présent, dans les corps. La jeunesse des danseurs choisis pour créer le projet est significative : à peine trentenaires, ils incarnent cette génération qui a oublié les turbulences du passé. Le travail chorégraphique révèle autant leur énergie vitale que l’atavisme qui sourd au fond des corps, rejouant, de manière cryptée, les traumas collectifs, les luttes et les joies. Là, une danse des foulards rappelant la ronde des Mères de la place de Mai. Ici, la recomposition clownesque d’une scène d’abattoir, où les corps sont malaxés, aplatis et tirés, juteux steaks de boeuf attendris au battoir.
Un désossage en règle, pareil à celui auquel s’est livré Mathilde Monnier, en puisant dans un répertoire chorégraphique riche, des cultures urbaines au folklore, pour en décortiquer les pas et en déjouer les codes, travestissant les genres, bestialisant les corps pour mieux en faire ressortir le jus. La cumbia devient un strip-tease burlesque, désarticulé, lascif et grimaçant. Le tango, une longue chenille de danseurs aux pas lents et millimétrés. L’ensemble, détonant, manque peut-être d’une acmé. Mais c’est qu’El Baile travaille l’esthétique de l’imperfection et du faux rythme, juxtaposant les grâces et les monstruosités de ce « corps argentin » qu’il tente de représenter. La danse, façon jubilatoire de somatiser une mémoire nationale.
EL BAILE
Mathilde Monnier / Alan Pauls
Du 26 au 28 janvier à la MC 93 de Bobigny, les 2 & 3 février au Théâtre de Sénart, du 8 au 10 février au Théâtre Garonne de Toulouse, le 13 février à la Scène nationale Le Grand Narbonne, le 15 février au Parvis de Tarbes, les 17 & 18 février au Culturgest de Lisbonne, les 20 & 21 février à La Filature de Mulhouse, le 24 février au Grand Théâtre de Provence à Aix, les 3 & 4 avril au Quai d’Angers, les 6 et 7 avril au Théâtre de Lorient, les 10 & 11 avril au CDN de Normandie-Rouen, le 14 avril au Théâtre national de Nice.