Traversée des apparences. Hong Sang-soo excelle, sous les dehors inconséquents de petits ballets de la banalité amoureuse, à capter tout ce qui bouillonne : cruauté du désir, inconscience coupable du mâle, vertiges abyssaux de la douleur. Certes, La Caméra de Claire a toutes les apparences de l’ébauche, du simple crayonné et non de l’oeuvre majeure. A peine plus d’une heure, tourné à la sauvette lors de l’édition de Cannes 2017 pendant les loisirs que laissait à ses actrices principales (Kim Min-hee et Isabelle Huppert) la présentation de leurs films respectifs (Mademoiselle et Elle). Et, de surcroît, montré à Cannes 2017 en même temps que Le Jour d’après – comme une apostille ou un bonus. Il faut croire que vitesse et concentration dans le temps sont des vertus : jamais peut-être le cinéma de Hong Sang-soo n’est allé plus loin dans ce jeu entre la surface trompeusement simple et la gravité des enjeux. Premier indice, le titre, clin d’oeil évident à Rohmer, maître du Coréen. Rohmer qui avait inventé la légèreté grave à moins que ce ne soit l’inverse. Deuxième indice, la présence d’Isabelle Huppert, dont on sait au moins depuis Haneke, qu’elle n’est jamais meilleure que dans les films-icebergs, ceux dont la partie émergée n’est qu’un leurre.
Ici, Huppert, c’est Claire, prof parisienne en vadrouille à Cannes, qui mitraille à droite et à gauche avec son Polaroïd. Elle croise le chemin de Manhee (Kim Min-hee, donc), qui vient tout juste de se faire remercier par la patronne de sa maison de production, au motif qu’on ne pouvait pas lui faire confiance. Se dessine vite un autre motif, très hongsangsoo-ien : la jalousie. Car Manhee, un soir, a couché avec un cinéaste coréen porté sur la dive bouteille, et, accessoirement, compagnon de sa boss… On laissera les exégètes des tabloïds gloser sur la dimension plus ou moins autobiographique de l’histoire.
On écoutera les dialogues entre Claire et Manhee dans cette lingua franca entre les deux qu’est l’anglais. Et on regardera. Par exemple la terrasse d’un café : il faut dire que les personnages nous y incitent, ils viennent s’y attabler à plusieurs reprises, de jour, de nuit, finissant par donner au lieu une importance disproportionnée par rapport à sa banalité. Il faut dire aussi que les longs plans de Hong Sang-soo nous incitent à prendre notre temps, à dévisager les acteurs, à caresser de l’oeil les paysages. Comme pour nous suggérer de mettre en oeuvre le précepte énoncé par Claire : « la seule façon de changer les choses, c’est de les regarder longuement. » « Changer les choses » à travers le regard, à travers l’image, voilà l’enjeu. Les changer pour le mieux, à l’instar de Claire, persuadée que ses clichés au Polaroïd ont le pouvoir de transformer les existences. Ou pour le pire : le cinéma, l’art de l’image, peut bousiller une carrière, sinon une vie. Car le cinéma, c’est aussi le réalisateur volage, dont les infidélités coûtent son job à la jeune femme, c’est aussi la patronne de cette dernière qui exerce abusivement son pouvoir hiérarchique. Gravité, on vous disait : La Caméra de Claire pose, sous ses atours légers, la solennelle question de la dimension éthique de l’image. Et affirme qu’elle peut autant faire le bien que le mal.