C’est le vieux dilemme de ce sage chinois qui ne savait plus s’il rêvait qu’il était un papillon, ou s’il était un papillon rêvant qu’il était homme. Est-ce l’artiste qui rêve l’oeuvre, ou l’oeuvre qui engendre l’artiste ? Une question qui déborde le cadre de la simple spéculation philosophique et se pose avec une acuité lancinante, tantôt inquiétante, tantôt ludique, toujours captivante, dans cette expo consacrée aux noces de la robotique et de l’esthétique. Car au fil des oeuvres (ou pour mieux dire, des installations, des dispositifs) qui balisent le parcours, on voit se disloquer peu à peu une vieille figure, qui résiste pourtant opiniâtrement à tous les assauts de la modernité. Celle de l’auteur.
Tinguely et Nicolas Schöffer, les avant-courriers de l’entrée des robots dans les arts visuels, posent la question, philosophique et technologique, du premier moteur : qui anime ces sculptures mécaniques ? La machine, ou la volonté du créateur, qui met en branle cette dernière ? Tout se passe comme si l’oeuvre, devenue cybernétique, usurpait les prérogatives de l’artiste. Et même sa nature humaine : témoin Nam June Paik qui, dans les années 80, met en scène la mort d’un robot. L’oeuvre, traditionnellement considérée comme immortelle, trace laissée aux siècles et à la postérité, devient mortelle – humaine en un mot. Et que dire des oeuvres programmées, où la machine est invisible, mais où tout s’agence sous l’égide d’un logiciel informatique, à l’image de Reflexao #2, de Raquel Kogan, cette pièce plongée dans le noir où défilent des colonnes de chiffres, projetées sur le sol, et sur nous-mêmes, les visiteurs ? A telle enseigne qu’au gré de nos déplacements, nous modifions l’oeuvre. C’est d’ailleurs une constante dans toutes ces oeuvres où la technologie, mécanique ou informatique, est partie prenante de l’entreprise : le visiteur n’est plus cantonné à son rôle accoutumé de spectateur, il devient co-créateur. Comme si l’auteur se dépossédait à son bénéfice, comme s’il partageait avec lui le processus de création.
Mais si l’autorité de l’auteur en prend un coup, c’est peut-être moins une mise à mort qu’une mue (tiens, on retrouve notre papillon…). Une façon d’envisager ses attributs et ses possibilités autrement. Qu’on songe à cette fascinante salle, tendue de miroirs et plantée de colonnes doriques : Astana Columns de Michael Hansmayer. Mais ces colonnes sont de papier carton découpé, les myriades de facettes dont elles se composent sont, précisément, trop nombreuses, pour avoir été conçues par une main humaine. Elles ont été enfantées par les algorithmes élaborés par Hansmayer. Qui retrouve ainsi la logique de l’outil, de l’instrument : nous servir de prolongement. Décupler nos possibilités créatrices, prolonger cette impulsion créatrice qui était celle des bâtisseurs de l’Antiquité. Non pas dépasser l’humain, comme le voudraient les tenants du transhumanisme et de l’I.A., mais l’approfondir. Enrichir nos traditions antérieures, nos créations plastiques – ces colonnes doriques, par exemple. L’auteur n’abdique pas sa souveraineté, au contraire, il étend son empire.
Exposition Artistes & Robots, Grand Palais, du 5 avril au 9 juillet