Et si « impressionnisme » était un mot féminin ? Le cas de Mary Cassatt, qui a les faveurs d’une très belle expo au musée Jacquemart-André, plaide brillamment en ce sens. Rencontre avec Pierre Curie, un des maîtres d’oeuvre de l’exposition.
On se rappelle ce trait du pince-sans-rire Georges Perros, qui avait lâché qu’il serait romantique s’il était riche. Mary Cassatt (1844-1926), la plus parisienne des Américaines, était riche, mais elle fut impressionniste. Notoriété un peu éclipsée en France, mais brillant à plein outre-Atlantique. Avec raison. Cette belle expo, fertile en bonheurs visuels, retrace le cheminement souvent formellement intrépide, toujours curieux, de celle qui, sous ses airs de très grande bourgeoise américaine expatriée en France, fut une des plus conséquentes aventurières de la modernité picturale. Admirée par le rechigné Degas, qui lui permit de participer aux expositions impressionnistes, elle montre, avec un tableau comme La Tasse de thé (vers 1880-1881), comment un instantané mondain, jamesien et intime – sa soeur, Lydia, posant dans ses plus beaux atours – peut se muer sous son pinceau en incursion dans le domaine de la pure couleur qu’un Monet n’aurait pas désavouée. Femme à toutes mains, elle multiplie les expérimentations techniques, allant même, par manière de gageure, jusqu’à s’initier à la gravure sur bois japonaise. Et elle pousse ce sens de l’aventure même là où l’audace semble pouvoir difficilement se donner carrière : ses mères à l’enfant dépoussièrent magistralement le thème en rendant avec une rare intensité la force énigmatique de ce lien que ni la psychologie, encore moins la biologie, ne suffisent à épuiser. Mais ce sont sans doute ses portraits d’enfants (merveilleuse Fillette au chapeau bleu, vers 1911) qui témoignent de sa souveraine liberté d’artiste. Des portraits où, en quelques touches fulgurantes d’économie, elle suggère et condense la complexité et l’absorption en soi d’intériorités qui n’ont rien de puéril. Rencontre avec Pierre Curie, conservateur du musée Jacquemart-André et co-commissaire de l’exposition.
L’exposition s’ouvre sur le constat d’un déséquilibre : la reconnaissance de Mary Cassatt aux Etats-Unis va sans dire, en France, en revanche, elle ne jouit pas d’une même réputation. Pourquoi, selon vous ?
Elle appartenait à un milieu social très favorisé de la côte Est, son frère est président d’une des plus grandes compagnies ferroviaires, elle fut l’amie de Louisine Havemayer, elle-même femme d’un multimillionnaire… Elle fréquente ce milieu, ces réseaux, et elle joue un rôle de passeur, on dirait lobbyiste aujourd’hui, de l’impressionnisme français. Elle va l’introduire aux Etats-Unis, l’expliquer aux Américains, convaincre Durand-Ruel d’ouvrir une galerie à new York. Elle a beaucoup de flair et sait que cette peinture peut servir d’investissement. Elle-même vend beaucoup d’oeuvres, et nombre de ses 1100 tableaux et pastels se trouvent outre-Atlantique. Moyennant quoi, sa célébrité ne s’est jamais démentie. En France, inversement, elle a été assez vite oubliée. Déjà parce qu’elle est une femme, et les historiens de l’impressionnisme ne s’attardent pas trop sur les femmes. Elle était certes amie de Degas, mais certains, dans l’entourage du peintre, ne l’aimaient guère. Il faut dire qu’une de ses préoccupations consistait à envoyer des tableaux aux Etats-Unis. Or les amis de Degas ont essayé d’empêcher l’exportation des tableaux. Il y avait un fort nationalisme à l’époque. Elle faisait partie de ceux qui avaient essayé d’exporter l’Olympia de Manet ! Il faut aussi rappeler la succession rapide de tous les « ismes » dans le sillage de l’impressionnisme : pointillisme, fauvisme… Ce qui fait que l’impressionnisme n’a pas eu tant de succès en France, c’est un art qui se démode beaucoup plus vite ici qu’aux Etats-Unis, où il a eu une postérité plus longue, plus riche. C’est le rapport très ambigu des Français à la modernité : une modernité chasse l’autre…
Autre rapport ambigu, celui qui liait Mary Cassatt à Edgar Degas. D’un côté, une véritable affinité élective, de l’autre une Mary Cassatt qui, à propos du portrait qu’a fait d’elle Degas, s’est récriée, le jugeant « répugnant »…
Il faut dire que Degas ne l’a pas flattée dans ce tableau, elle a une trentaine d’années et elle semble en avoir soixante ou soixante-dix. Au fond, elle n’a pas compris que la ressemblance n’intéresse pas du tout Degas : il crée des instantanés psychologiques et esthétiques qui n’ont rien à voir avec le portrait comme genre. Degas et Cassatt avaient énormément de respect pour leur travail respectif, et c’est lui qui lui a montré la voie de son propre chemin artistique. Même si elle est plus influencée par Manet. Mais ils s’envoient des vacheries. Degas aurait dit qu’il ne supportait pas qu’une femme dessine aussi bien ! Et il est vrai qu’elle a un immense talent de graphiste, un sens extraordinaire du volume que peut donner le simple arrondi des lignes. Degas était très misogyne, c’était un cas psychologique…
Fillette au chapeau bleu témoigne qu’elle n’est pas seulement très douée pour le dessin, mais que c’est une très grande pastelliste…
Le pastel est une technique très souple, facile à mettre en oeuvre. On peut l’écraser, le gratter, l’estomper, c’est une technique extrêmement malléable, et c’est sans doute ce qui a séduit Mary Cassatt. Elle utilise aussi de nouveaux matériaux, le pastel gras, qui contient de la cire. Par ailleurs, c’est une technique qui la rattache à toute la tradition française du pastel. Il a été introduit en France au XVIIIe siècle par une Vénitienne, Rosalba Carriera, et aura une postérité énorme dans l’art du portrait, chez un Maurice Quentin de La Tour, par exemple. Tous les grands portraitistes du XVIIIe l’ont pratiqué, avec un « revival » au XIXe, et elle le maîtrise avec une grande virtuosité. Remarquez comme elle varie sa technique, d’un pastel à l’autre, d’une année à l’autre. Certains sont très finis, dans d’autres elle laisse son audace technique aller encore plus loin.
Sa maîtrise technique est toujours au service d’une rare pénétration dans l’intimité de ses sujets. On est frappé par l’intensité des mères à l’enfant de Mary Cassatt, par la relation fusionnelle, presque hermétique au monde extérieur, qu’elles suggèrent…
Regardez-bien les tableaux. Nous sommes souvent comme des intrus d’une scène que nous surprenons dans ces maternités. Souvent, ces modèles-mêmes sont absents à la scène. C’est le même effet de surprise qu’on trouve dans la peinture de Degas, les femmes dans leurs tubs, les danseuses qui relacent leurs ballerines, et il y a un peu de cette effraction dans les maternités de Mary Cassatt.