Où l’on découvre une facette moins connue de l’oeuvre de Corot. Rencontre avec Sébastien Allard, commissaire de l’exposition du musée Marmottan-Monet.
Ingres taquinait proverbialement le violon, mais d’autres peintres, loin des feux des Salons et des expositions officielles, faisaient des heures sup, palette et couteau en main. Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1872) était de ceux-ci, mettant à profit la semi-clandestinité d’une pratique quasiment privée pour délaisser le genre qui lui a valu d’être intronisé par l’histoire de l’art, la peinture de paysage, et jeter ses forces et ses couleurs dans la représentation de la figure humaine.
Première vertu de la riche expo qui dessine comme un courant presque souterrain de la production de Corot : faire litière des catégories confortables, qui statufient autant qu’elles fossilisent. Mais il ne s’agit pas seulement de bousculer les valeurs bien assises des taxinomies de l’histoire de l’art. L’expo montre aussi quelle valeur Corot attachait aux corps et aux visages : éminente. Ni passe-temps de dilettante aventuré dans un domaine qui n’était pas le sien, ni – encore moins ! – exercices scolaires, la représentation de la figure humaine est chez Corot le théâtre d’une recherche incessante. La scène où il se collette avec des problèmes esthétiques et techniques : comment concilier l’homme et le paysage ? L’exploration méthodique et variée, comme une tentative d’épuisement, d’un répertoire de motifs : la lecture, l’Italienne, la femme à la fontaine. Le terrain, aussi, où il prend acte, en s’y confrontant, de l’émergence d’une nouvelle génération, les Manet, les Courbet. Des années 1830 jusqu’à sa mort, il ne cessera de poursuivre ses investigations. Accouchant, régulièrement, d’oeuvres qui, sur l’échelle des valeurs de sa propre production, peuvent prétendre aux plus hauts degrés. Qu’on songe au merveilleux Moine blanc assis, lisant (1865), avec son nuancier de teintes étouffées, sa composition à la fois limpide et virtuose, et l’impressionnante intensité (de pensée, de récollection) qui en émane. Sébastien Allard, directeur du département des peintures du musée du Louvre et commissaire de l’exposition, nous donne quelques clefs pour ouvrir le jardin (presque) secret de Corot.
L’exposition s’ouvre sur une phrase de Charles Asselineau, « Il est un genre de peintures que jusqu’ici M. Corot n’a guère laissé partir de son atelier. Je veux parler de ses études comme de peintre de figures. » A quoi tient cette discrétion ?
Ce n’était pas une production complètement inédite, les visiteurs de son atelier pouvaient les voir, et il en a vendu certaines. Mais en se restreignant à un cercle de proches. Cette réticence est susceptible de plusieurs explications. Comme l’ont souligné ses biographes, la figure tenait un peu lieu de récréation favorite pour Corot – certaines, d’ailleurs, sont inachevées. Mais Corot me semble aussi chercher un équilibre du paysage et de la figure. Il n’avait pas besoin de son art pour vivre, aussi n’a-t-il peut-être pas fait tout le cursus honorum : les ateliers, le Concours du prix de Rome… Il a toujours été un peintre de paysages. Il est probable que sa formation dans le domaine du dessin et de la peinture de la figure devait lui sembler insuffisante. Il y a bien sûr des figures dans ses paysages, tout particulièrement dans ses paysages historiques de la fin des années 1840. Mais je crois qu’il cherche à atteindre un point où la figure ait autant d’importance que le paysage et il juge, à cette fin, qu’il doit la travailler. Les tableaux où les deux éléments ont la même importance, on les voit apparaître dans au Salon seulement à partir des années 1860. Il y en aura surtout deux, La Toilette, qui n’est pas dans l’exposition, et La Bacchante à la panthère, que vous pouvez en revanche voir ici.
Cet équilibre, on en voit quelques exemples frappants au cours de l’exposition : le portrait de Louise Harduin, mais aussi ce Moine blanc assis, lisant…
Ce dernier tableau est sans doute un de ceux où la fusion est la plus complète. Corot est né à la fin du XVIIIe siècle, c’est l’exact contemporain de Delacroix à un an près, et pour cette génération il y a une hiérarchie des genres, au sommet de laquelle on trouve la peinture d’histoire. Or Corot est paysagiste. Génial, certes, mais paysagiste, et il exerce donc dans un genre « inférieur ». Mais c’est une démarche qui s’inscrit dans toute une réflexion, chez Corot donc, mais aussi parmi toute la nouvelle génération, chez un Manet par exemple, sur les rapports entre la figure et le paysage, sur l’équilibre entre ce dernier et le genre de l’histoire.
Vous évoquez cette nouvelle génération. On a le sentiment que Corot cultive une sorte d’ambivalence à son égard. Je pense à ces trois tableaux où l’on retrouve son modèle, Emma Dobigny, en costume grec. Les deux premiers tendent vers le type, vers l’idéalisation du visage, le troisième a une note plus réaliste…
Je parlerais plutôt de tension entre ces deux pôles. Comment concilier le réalisme, le genre moderne, et sur lequel lui-même, en tant que paysagiste, avec ses études prises sur le vif, travaille malgré tout et l’idéal, qui relève entre autres de la peinture d’histoire ? C’est pourquoi ces figures sont difficiles à comprendre parfois : son style peut être très versatile, ce qui en fait la richesse.
Autre tension, me semble-t-il, avec cette Italienne, peinte autour de 1872 entre l’appareil folklorique, pittoresque du costume et la façon dont les coloris exubérants de ce même costume semblent s’affranchir de toute visée représentative. Y a-t-il chez Corot une tentation de la peinture « pure » ?
Il me semble qu’effectivement on peut parler d’une libération de la couleur. Et même de la forme. On comprend pourquoi les cubistes ont pu aimer ce genre de tableau chez Corot : ce tablier est une forme géométrique, un triangle, et devient une surface sur laquelle se déploient des touches vertes, jaunes, rouges… Mais on est là à l’extrême fin de sa carrière. Le fait qu’il hésite à diffuser pareilles figures lui permet d’ailleurs peut-être de se sentir plus libre.
Une liberté qu’on décèle aussi dans son aisance à passer d’un souvenir pictural à un autre : tous ces tableaux semblent nourris d’histoire de l’art…
Ces références formelles sont nombreuses : Poussin, Watteau… C’est une peinture beaucoup plus cultivée qu’on ne le pense. Ce moment, à la fin des années 1850 est celui où se constituent les premières histoires de l’art, notamment à travers les grands artistes. Il participe de ce monde-là, de ce monde de la synthèse, qui consiste à remettre les choses à la suite les unes des autres. Cette tension dont nous parlions entre le réalisme et l’idéal est aussi en lien avec cette question. Il est évident que le prototype des femmes à la fontaine, c’est Eliezer et Rebecca de Poussin, cette femme à la fontaine qui a été commentée lors d’un débat à l’Académie au XVIIe siècle, mais habillée d’un authentique costume italien.