Où l’on encense la Chine – littéralement ! A la faveur de la belle expo du musée Cernuschi qui fait un tour d’horizon de plusieurs siècles d’histoire et d’art à travers le parfum, rencontre avec le co-commissaire et directeur des lieux, Eric Lefebvre.
Proust savait que les odeurs sont les antichambres des palais de la mémoire. Le musée Cernuschi, au fil d’une expo capiteuse et composée comme la plus subtile des fragrances, pousse la logique de l’amateur de tea time mémoriel à son paroxysme : c’est toute une civilisation qui renaît dans les effluves embaumés de l’ambre gris et du bois d’aloès. Du IIIe siècle avant notre ère jusqu’au l’extinction de l’empire à l’orée du XXe siècle, des cabinets méticuleusement agencés des lettrés comme des thébaïdes de méditation aux autels domestiques ou à l’iconographie bouddhique, les vapeurs de l’encens, ses rituels et ses vertus ont baigné toute la chine. Art de vivre et art politique, soins du corps et de l’âme, tout cela se fond dans les quelques molécules odorantes qui s’exhalent des brûle-parfums. Et viennent irriguer les pinceaux des maîtres de la peinture (superbe portrait du lettré Ni Zan) qui y puisent un répertoire de motifs, vivifier la pensée (traités et encyclopédies consignent matières, usages et techniques), orner jusqu’à la magnificence les instruments du culte du nez. Jusqu’au visiteur qui, le temps de l’exposition, est transporté par ces réminiscences parfumées : François Demachy, parfumeur-créateur, a apposé son sceau sur ces senteurs anciennes, et les diffuse au fil de l’exposition. Rencontre aromatique avec Eric Lefebvre, co-commissaire de l’exposition et directeur du musée Cernuschi.
L’exposition suit les nombreuses ramification de la culture chinoise du parfum, établissant son importance et sa persistance au long des siècles. Reste toutefois que le choix d’un tel thème est un peu inhabituel pour une exposition… Qu’est-ce qui vous a décidé à aborder la Chine par ce biais ?
Nous avons choisi une approche modeste, une approche de terrain. En tant qu’historien de l’art et spécialiste de la Chine, je suis parti de deux constats. Depuis quatre ou cinq ans, chaque fois que je me rends en Chine, j’assiste à un phénomène de renaissance de la culture du parfum dans une dimension à la fois contemporaine et ancienne. En Chine continentale tout particulièrement, la culture révolutionnaire du XXe siècle s’est traduite par une certaine mise à distance du parfum dans l’usage privé. C’était quelque chose du passé, peut-être un peu superficiel et en contradiction avec la morale révolutionnaire, plus ascétique. Et on observe désormais une véritable renaissance. Des gens se passionnent pour l’encens dans la Chine ancienne : comment était-il fabriqué ? Comment peut-on le recréer ? Du point de vue de l’historien de l’art, je me suis aperçu qu’on trouvait des objets liés au parfum en très grand nombre dans nos collections. Mais, souvent, on approche les objets par matériaux et par techniques. On est spécialiste de la céramique, de la peinture… La fonction des objets, qui leur donne leur sens, est plus secondaire dans l’approche classique de la discipline. En tant que spécialiste de la peinture, j’avais trouvé un très grand nombre de représentations de personnages occupés à manipuler de l’encens dans des contextes variés, et pas seulement religieux. On a donc voulu partir de la fonction du parfum, réputé immatériel, volatil, et proposer un grand voyage à travers la civilisation chinoise, pour voir ce qui en ressort.
Ce qui en ressort, c’est peut-être d’abord la dilection des lettrés pour les parfums. Je pense à la belle peinture représentant Ni Zan, le fameux poète et peintre…
Les lettrés sont des hommes du savoir, des hommes du livre, qui s’emparent de la culture du parfum. D’abord en développant toutes les connaissance sur le sujet, à travers des traités exclusivement consacrés au parfum. Il ne faut d’ailleurs pas imaginer les lettrés comme de purs esprits, puisqu’ils font eux-mêmes leurs parfums, notent les recettes, connaissent le principe de la condensation. Ils ont leur matériaux fétiches, notamment le fameux bois d’aigle ou d’aloès. La littérature en porte témoignage, montrant combien ils l’adulent. Ils essaient de l’enrichir en ajoutant des notes florales ou fruitées…
Si l’encens est indispensable aux lettrés, il n’est pas non plus ignoré – tant s’en faut ! – par le pouvoir. Quels sont les liens entre ce dernier et toute cette culture du parfum ?
Ces rapports constituent une sorte de fil rouge discret de l’exposition. Qu’on peut suivre dès la première salle, avec les deux grands estampages qui reproduisent deux bas-reliefs représentant l’empereur et l’impératrice douairière présentant des offrandes d’encens au Bouddha. C’est un véritable ex-voto impérial : l’empereur se met en valeur en honorant le Bouddha, et il l’honore avec de l’encens. Les choses évoluent ensuite, notamment sous les Song, entre le Xe et le XIIIe siècle. La Chine est alors dominée par les valeurs lettrées. Certes, il y a toujours un empereur, mais, désormais, les principaux détenteurs du pouvoir sont les lettrés, recrutés à travers des examens portant sur les classiques. Dès lors l’empereur associe ces valeurs à son pouvoir, les intègre à la symbolique de ce dernier. Le dernier empereur des Song du Nord se présentait ainsi comme un empereur lettré. Et son successeur qui va refonder la dynastie sous les Song du Sud, après le désastre militaire qui les oblige à quitter le Nord, se présentera non seulement comme un amateur de parfums, mais aussi comme un créateur. On connaît le nom des parfums qu’il a créés. Les archéologues ont même découvert, il y a quelques années, un petit pain d’encens qui porte encore les quatre caractères d’un des parfums qu’il élaborés.
La Cour voue-t-elle le même culte au bois d’aloès que les lettrés ?
La cour l’appréciait bien sûr elle aussi. Mais on remarque également que l’ambre gris est très fréquemment mentionné dans les textes où il est associé aux dames de la Cour. C’est un matériau très rare, très précieux, qu’on appelait en chinois « la salive du dragon », qui montre que son origine maritime, animale, était connue. L’exposition revient ensuite sur le parfum à la Cour, notamment sous la dernière dynastie pour laquelle on dispose d’archives considérables et qui nous permettent de savoir comment il était stocké, dans quelles quantités, comment il était réparti chaque jour sur ou tel autel… Des données chiffrées, donc qui permettent de se faire une idée des dépenses de parfum à la Cour. Mais on a aussi des données très privées tout aussi passionnantes, avec la publication des ordonnances du médecin de l’empereur et de l’impératrice. Parmi toutes ces ordonnances, certaines relèvent d’un registre qu’on appellerait aujourd’hui cosmétique. On a ainsi choisi de recréer une poudre pour cheveux provenant de ce recueil d’ordonnances.