L’estampe japonaise n’est pas seulement l’affaire des maîtres d’un passé lointain. Elle fut, dans la première moitié du XXe siècle, le théâtre d’un bouillonnement créatif. Dont on verra de magnifiques témoignages aux murs de la Fondation Custodia.
Les voies de la modernité sont impénétrables. Fin XIXe : la grande tradition de l’estampe japonaise s’est essoufflée, les Hokusai et Hiroshige sont les racines prestigieuses d’un art qui ne bourgeonne plus sur l’archipel. Mais dont les fruits sont encore avidement goûtés de l’autre côté du monde, en Occident, où l’engouement pour le japonisme en fait ses délices. Peintres et artistes japonais traversent le globe, essaiment à Paris, découvrent cette postérité d’une pratique crue périmée. Retour en Orient, la flamme est rallumée, l’art de l’estampe retrouve ses couleurs et produit une merveilleuse floraison dans les six premières décennies du XXe siècle, dont on aura un bel aperçu à la Fondation Custodia. Mais l’histoire de l’art ne bégaie pas : la tradition est revivifiée, modernisée. Au point d’en devenir presciente, et de de devenir contemporaine de nos interrogations actuelles, celles du XXIe siècle. Car, d’estampe en estampe, un leitmotiv court : celui du corps remodelé, reconstruit, de l’identité retouchée.
Ainsi cet étonnant (étonnant pour qui, comme nous, avait en tête en entrant dans l’expo des images d’Epinal de l’estampe japonaise, vague et mont Fuji) Jeune Garçon, d’Onshi Koshiro (1940), qui pourrait être du Hockney sans la phosphorescence solaire du peintre anglais. Ce corps dénudé se fond dans un décor réduit à une abstraction quasi géométrique, comme pour suggérer que la chair et la silhouette n’appartiennent pas seulement à l’ordre naturel, mais aussi à un ordre esthétique, celui de la ligne et de la forme – bref de l’art. Même mouvement chez Fukazawa Sakuichi, avec « Shinyuku, rue bordée de cafés » (1930), cette estampe tirée de la série Cent vues du nouveau Tokyo. Epaisseur des traits délinéant les contours de cette veduta urbaine et nippone ; masses colorées qui s’assemblent comme dans un jeu de construction : pas d’impératif « réaliste » ici, la ville est d’abord un réservoir de formes et de couleurs.
Ce primat de l’artifice a aussi son versant sociologique : les conventions corporelles qu’impose l’appartenance à tel ou tel groupe. Prenez cette composition d’une grande rigueur formelle de Nakagaw Isaku, Grand Massé (1933) : une jeune femme joue au billard, elle semble sortie tout droit d’une nouvelle de Paul Morand. Luxe et sophistication de l’entre-deux-guerres, attitude et mise typiques de la « garçonne ». Rien d’étonnant, dans ces conditions, si le maquillage est un des fils conducteurs de l’expo. Maquillage des acteurs de kabuki : aux côtés de figures traditionnelles, on repère un portrait de l’acteur Morita Kan’ya XIII, interprétant Jean Valjean (1921), qui appartient à la série Fleurs du monde théâtral de Yammura Koka. Moins un portrait qu’une vision spectrale, qui n’a rien à envier aux grimages et aux grimaces du cinéma expressionniste allemand de l’époque. Dès lors, les passerelles avec les maîtres et les courants occidentaux de la modernité – ceux qui ont épuré ou dissous les lignes du corps humain se tendent tout naturellement, comme en témoigne la section « Dialogues post-impressionnistes » de l’expo. La Femme nue piquant ses cheveux de Umehara Ryuzaburo invoque ainsi Gauguin. Et plus loin, dans la section « Le spectacle de la vie moderne », le dynamique Basketball (variante) de Sekino Jun’ichiro (1946) semble intégrer les leçons du constructivisme soviétique, le jeu sur les zones géométriques, qui transporte les corps dans un monde simplifié jusqu’à l’abstrait.