On Air, carte blanche à Tomas Saraceno, Palais de Tokyo, jusqu’au 6 janvier
Tomas Saraceno crée une exposition-monde au Palais de Tokyo. Aussi personnelle qu’actuelle – bref, un coup de génie.
C’est une longue histoire, une très longue histoire, qu’embrasse la carte blanche accordée par le Palais de Tokyo à Tomas Saraceno. Lequel transforme ses couloirs en un réseau de galeries plongées dans l’obscurité, transmue ses salles en autant d’alvéoles d’un gigantesque système où tout est relié, interdépendant comme un univers en miniature. Un univers, justement, avec son histoire au très long cours, ses lacis de connexions, ses échelles disparates : tel est le matériau que façonne, pense, met en scène le plasticien argentin, né en 1973. Un univers, et pas n’importe lequel.
Le sien, bien sûr, au confluent de l’installation, de la science et de la réflexion théorique (une salle, la Multi-Messenger Room déplie, via des textes et des données numériques, cette architecture d’idées et de connaissances qui le nourrissent). Mais aussi, et surtout, le nôtre. Car Tomas Saraceno est à la fois la coda et le nouveau commencement d’une autre très vieille histoire, celle, philosophique, politique et écologique, de la place de l’homme dans l’univers. Ou plus exactement de la destitution de sa souveraineté. Comme un écho au fameux « l’homme n’est pas un empire dans un empire » de Spinoza, comme une réfutation de la place privilégiée que nous prétendons occuper. Prenez l’impressionnante salle dévolue à la pièce Webs of At-Tent(s)ions : modules cubiques baignant dans le noir où semblent flotter des effilochements ténus, à peine tangibles. Des toiles d’araignée, comme des pelotes pas entièrement dévidées, ni tissées, comme un monde en devenir. Un monde de l’infra, de ces créatures qu’on ne remarque pas, vouées à l’anonymat des recoins sombres, ou au mépris horrifié qu’on leur voue. Un monde fragile, intangible, quasi invisible. Mais rendu visible, ici, magnifié. Tout comme les vibrations, tout aussi imperceptibles de ces toiles, sont restituées grâce à des micros qui en amplifient les frémissements. Belle leçon d’humilité : nous confronter à d’autres habitats, à d’autres courants et modes de perception, nous y introduire, physiquement, nous rappelant ainsi que nous ne sommes pas les seules consciences dans l’univers. Même la plus infime parcelle d’existence, même un grain de poussière, est susceptible d’avoir notre importance. Ainsi, Particular Matter(s) Jam Session, ce dispositif qui, à partir des mouvements erratiques d’une simple particule, produit des notes de musique qu’on entend dans la salle. Il y a tout un héritage derrière, bien sûr, ne serait-ce que la fameuse musique des sphères des penseurs antiques. Mais surtout, il y a un mouvement d’insurrection, une vraie révolution, au sens copernicien : l’homme n’est plus le seul créateur, le seul artiste. Il est décentré, détrôné. Ce fil-là, pour rester dans l’arachnéen, d’autres pièces le tirent, qui jouent sur la place du hasard dans la production d’oeuvres graphiques (Aerographies, qui utilise, via un système de ballons et de stylos, les mouvements de l’air pour tracer de superbes arabesques).
Une nouvelle Cité
Si l’homme n’est plus maître et possesseur de l’univers, s’il est décentré, il faut de toute nécessité qu’il trouve un autre moyen d’habiter cet espace, qu’il pense autrement ses rapports au cosmos. Dimension politique de l’oeuvre, au sens le plus littéral : comment envisager une nouvelle « polis », une nouvelle Cité, qui ne se limite pas à l’homme mais s’élargisse à l’intégralité de la création ? Question lancinante chez Saraceno, qu’on retrouve formulée avec le plus de clarté dans une oeuvre comme The Politics of Solar Rhythms : Cosmic Levitation : des particules de poussière cosmique, obéissant à des fréquences sonores, se regroupent, formant collectivité. La notion de communauté dépasse l’humain, l’englobe et l’étend à tout. C’est par là que Tomas Saraceno rejoint l’actualité littéralement la plus brûlante. La toute-puissance autocratique de l’humain sur les ressources terrestres a inauguré une ère, celle de l’anthropocène. Mais dénier à l’homme la place d’astre solaire dans la constellation des êtres et des phénomènes qui l’entourent, l’inviter à entrer dans une politique qui concerne les autres au sens le plus ouvert du terme, c’est justement le moyen de clore l’âge de la domination humaine. Fin d’une histoire donc.
Mais Tomas Saraceno ne se contente pas de déblayer le terrain pour des futurs possibles en modifiant la perception que nous avons de notre place et de notre importance. Il invente aussi des façons de vivre, des utopies concrètes si on nous passe l’oxymore. Tel Aerocene. Moins une oeuvre qu’un vaste think-tank, entre bricolage et science, qui, par le truchement d’ateliers, d’expérimentations, s’efforce de trouver les moyens de se déplacer dans les airs sans être tributaire des énergies fossiles. Et la vaste salle où sont entreposés (non pas entreposés, plutôt ramifiés, connectés) les témoignages de cette entreprise, ce prodigieux assemblages de textes, d’objets, et qui fait penser aux installations de Thomas Hirschhorn, a quelque chose d’un cerveau. Idées, projets, mais aussi souvenirs de tentatives, c’est comme si on entrait dans une psyché. Un cerveau nouveau – le nôtre, si nous voulons habiter ce monde neuf, ce monde où nous ne sommes plus les maîtres.