Olivia Rosenthal nous a habitués à ne pas nous habituer. Depuis son premier livre, Dans le temps publié il y a vingt ans, jusqu’au saisissant Mécanismes de survie en milieu hostile (2014), elle assume de déjouer les voies droites, les narrations binaires, les modes romanesques, jusqu’à ébahir, jusqu’à désarçonner. Elle demeure de ceux qui ne conçoivent pas la facilité, le repos du guerrier-écrivain, le balancement du semblable vers le même. Je savais donc, en ouvrant Éloge des Bâtards, que j’entrerai en territoire inexploré. J’ignorais qu’il fût si radicalement intime. Qu’elle puisse plonger si avant dans les origines de nos identités, de nos psychismes. De quoi s’agit-il ? D’un groupe. Les chapitres se succèdent, au gré des rendez-vous clandestins que se donne ce groupe dans des lieux cachés, au bord d’autoroutes, de fleuves, de voies rapides, « en bout de lotissement ». A quel genre de mouvement participent-ils ? Rien n’est précisé en termes politiques, le ton est à la fable. Ils sont les arpenteurs des no man’s land d’une ville sans nom où l’urbanisation accomplit son oeuvre folle, et dévore les derniers espaces de vie, et d’utopie. Les récits des personnages s’élaborent sous la menace évoquée d’une intervention autoritaire qu’ils défient, par leur simple rassemblement. Pénètre-t-on dans une fable zadiste, une ode à la résistance des marges ? Sans doute y-a-t-il une part inspirante de ces mouvements dans le roman. Mais Rosenthal intervient lorsque le « nous » politique, redevient un « je » romanesque. Nous sommes peut-être aujourd’hui, peut-être demain. A une époque d’inquiétude, et d’imminentes catastrophes. Raconter face à l’avancée du silence s’avère un très beau geste romanesque, héritier des Mille et Une Nuits. Rosenthal s’inscrit dans une tradition de fabulistes, qui réunit aujourd’hui un certain nombre d’écrivains, de Salman Rushdie à Antoine Volodine ou Miquel de Palol, catalan qui signait récemment une épopée, Le Jardin des sept délices, à l’heure de la fin du monde. Mais chez Rosenthal, cette apocalypse n’a rien d’effrayant, on décèle même un jeu surréaliste dans les actions que le groupe propose : « On ferait pleuvoir des plumes du haut d’une tour de cité./ On a installé des miroirs sur le sol pour que les gens marchent sur le ciel. »
Elle écrit un roman choral, au sens musical, un choeur le porte de bout en bout. Chacun se raconte aux autres. Nous sommes dans un rite, sans aucun doute, mais qui ne donne pas son nom : psychanalyse, confession collective, serment politique ? Énumérer les personnages ne peut se faire que d’une traite, tant ils tendent au fil du roman à fraterniser : Filasse, Fox, Sturm, Macha, Full, Oscar, Clarisse, Gell. Et Lily, la narratrice. « Nous répétons ces noms comme un mantra, le mot de passe qui ouvre à la désobéissance civile. (…) Sturm est simplement le puissant, Fox le nerveux, Clarisse la candide, Filasse le berger, Gell le sauvage, Macha la frisée, Full le taciturne, Oscar le dandy, et moi, Lily, la secrète ». Des noms à la Beckett, ou des surnoms d’adolescents. Tout au long du roman, nous oscillerons entre ces deux pôles, l’énergie becketienne survivante et ratiocinante du langage, le jeu léger et fantasque de la langue juvénile. Au centre, la désobéissance, comme jeu d’enfant frondeur, ou comme mouvement fondamental de refus. Olivia Rosenthal écrit un très beau roman sur la possibilité de ne pas obéir à ce qui est donné comme définitif et immuable.
Couper les racines
Les personnages partent de leurs souvenirs de jeunesse. De chacun, on apprend peu à peu les singularités : certains couchent avec des hommes, d’autres avec des femmes, certains ont fait de la prison, d’autres ont été toxicos, certains sont noirs, métisses, mats, d’autres blancs. La plupart sont en colère. Mais, et c’est là le passionnant travail qu’elle accomplit, ce « je » de chacun, par son récit, peu à peu rejoint les autres, parce qu’ils découvrent la nature de ce qui les lie : ils sont tous des enfants non reconnus, ceux que l’on appelait autrefois des bâtards. Ainsi Full, expulsé d’Algérie et abandonné par son père, ainsi Macha, enfant de la DDASS, ainsi Sturm, enfant brisé par la violence d’un beau-père sadique. Le livre regorge de pères et de mères qui font ce qu’ils peuvent, mal ou bien, puis disparaissent. Il y a dans ces récits une atmosphère d’enfance populaire à la Quatre cents coups, ou L’Argent de poche, de grosse misère enfantine que la vie d’école, et de quotidien de l’adolescence qui peinent à faire oublier. Rosenthal excelle à se centrer sur les détails les plus justes : les listes d’objets et vêtements donnés par la DDASS, le fusil du père de Sturm enfermé dans un coffre-fort, la chambre d’hôtel de l’enfant algérien qui attend en vain ses parents partis une heure plus tôt, l’alcool de la mère. La terreur primitive de l’abandon, ici énoncée, puis exorcisée par le groupe.
Et Lily, la narratrice ? Elle est sans doute une figure de double de l’écrivain. Atteinte d’une maladie étrange, au bord de la schizophrénie et de la littérature, elle peut entendre les récits, et les pensées de ceux qui l’entourent. Elle est bâtarde, d’une autre manière que les autres. Elle raconte son histoire, et l’on comprend bien qu’Olivia Rosenthal se fait personnelle : arrière-petite-fille de déportés juifs allemands, elle revient un jour en Allemagne, dans le village où vivait sa famille. Terrorisée, elle doit faire face à la gentillesse des Allemands qui veulent la mener sur les traces des disparus. Elle se rend dans la maison, la cuisine de ses arrière-grands-parents, où elle n’a jamais pu entrer parce qu’ils sont tous morts, puis s’en va. Elle jette les documents sur la manière dont sa famille a été arrêtée, déportée, gazée, que ses hôtes allemands ont collectés pour elle. Elle se promet de ne plus revenir dans ce pays où ont disparu ses aïeuls. Geste éloquent qui la relie aux autres. Ces personnages refusent d’être les orphelins officiels de leurs parents, de la société, de l’histoire. Si par leurs récits, ils se reconnaissent récipiendaires de l’abandon et de la disparition, ils s’assument et c’est là le récit de la métamorphose qui anime le roman, de splendides « bâtards ». Comme un personnage l’annonçait au début du livre, « c’est le règne du désordre ». Friche ouverte au vent, où les douleurs enfantines s’envolent à la fin des récits. Olivia Rosenthal sauve ses personnages de la détermination, et de la fatalité. Liberté superbe de l’écrivain-poète.