Les Justes est susceptible de plusieurs lectures historiques : les terroristes russes de 1905 dans la pièce, les dilemmes moraux de la Résistance lors de la première en 1949… Et aujourd’hui, que dit la pièce ?
Qu’est-ce que l’engagement de la jeunesse ? Qu’est-ce que la révolte, la révolution ? La fin justifie- t-elle les moyens, peut-on tuer des enfants ? Voilà ce que nous dit, soixante-dix ans après, la pièce. Mais il y a aussi en creux autre chose, et c’est ce que j’ai voulu mettre en lumière. Lorsque Camus donne sa pièce, les mouvements des indépendances des pays arabes et africains n’ont pas encore été déclenchés. Mais déjà, avec ces jeunes Russes de 1905, le monde à venir est là. Le choix idéologique des indépendances, au Congo, en Algérie et ailleurs, ce sera le communisme. J’ai donc voulu que Yanek soit un Français d’origine congolaise, Dora une Française d’origine algérienne. Ce n’était pas pour mettre de la diversité, mais seulement pour dire que cette histoire, qui se déroule dans une époque et un lieu précis, allait toucher le monde entier. Et soixante-dix ans après, on peut raconter cette histoire-là à la manière des Justes : on a assisté au pourrissement d’un idéal avec le stalinisme, le Cambodge, les dictatures africaines…
Vous avez choisi de faire des Justes une « tragédie musicale ». Pour mieux faire résonner ces « corps vibrants » que sont les acteurs selon Camus ?
Pour faire « vibrer » les corps, et les coeurs. C’est l’importance de l’émotion, la volonté de montrer qu’on est vivant. Et la musique, d’une certaine façon, représente la vie. Mais depuis quelques années je réfléchis aussi sur le théâtre musical. Vous savez, j’ai un mantra : « préserver le patrimoine et cultiver la modernité ». Comment donc prendre des textes et des auteurs qui appartiennent à la culture sans être caricatural ? Comment réinventer la connexion entre ces textes et la France d’aujourd’hui ? Avec la musique, qui s’inscrit dans une forme de modernité, mais aussi avec l’idée d’égalité entre hommes et femmes : j’ai fait un personnage féminin d’Alexis Voinov chez Camus. C’est une façon de mettre en résonance le texte avec notre monde, de révéler un lien organique, logique.
« L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire », notait justement Camus, homme de troupe et de collectif s’il en fut…
J’ai grandi en cité, je suis du hip-hop : le groupe, le crew, c’est essentiel. Et en ça il y a un écho avec Camus, qui disait avoir tout appris dans une équipe de foot et au théâtre. Très tôt, je me suis demandé comment « faire ensemble », comment faire gagner du temps au jeune Abd al Malik que j’étais. En créant des solidarités, en travaillant en groupe. Et pour moi le théâtre est le lieu par excellence où cette démarche est possible. Dans le cas des Justes, j’ai voulu faire la pièce avec des acteurs professionnels, qui sont des amis. Mais je me suis aussi dit que j’allais monter une troupe, avec des jeunes de banlieue. C’est incroyable : il y a des théâtres fabuleux en banlieue, mais pas de troupes qui en soient vraiment originaires. Je vais donc à Aulnay-sous-Bois, où j’ai des amis proches, au théâtre du Nouveau Cap. Je fais une annonce, deux cents jeunes d’Aulnay et du 93 viennent, j’en sélectionne dix, cinq garçons, cinq filles. Mon critère de choix, ça a été de retenir ceux qui voulaient être artistes, mais n’avaient pas les relations, la possibilité. Je ne suis pas un animateur social, je venais chercher des gens qui avaient envie de travailler un texte, de faire de l’art, du théâtre. Et comme je tiens à faire se rencontrer ceux qui, paraît-il, ne devraient pas se rencontrer, je vais aussi chercher des jeunes à peu près du même âge à Sciences- Po. On mélange tout ce beau monde et on va à Aulnay-sous-Bois pour travailler sur le texte. On parle de révolution, d’engagement, et ça coïncidait avec les mouvements des Gilets jaunes. Ça, pour moi, c’est une vraie démarche démocratique : on parle des problématiques de l’époque, on débat, on échange, on est ensemble.