L’eau monte, et les remugles de l’angoisse aussi. L’Inondation orchestre la montée de deux catastrophes, silencieuses, inexorables : le débordement du fleuve, le basculement d’une femme dans la pulsion meurtrière. Nulle surprise donc à découvrir au levée de rideau le décor de l’opéra : une maison à trois étages, comme autant de niveaux de conscience, ou d’inconscience que nous allons traverser au cours des deux heures de représentation. Car dans cette oeuvre extrêmement subtile, les états nerveux, individuels et collectifs, constituent les véritables chemins de la narration. C’est un voyage invisible auquel nous convient Joël Pommerat et Francesco Filidei, une plongée dans les rêves, fantasmes et pulsions d’un couple dont le premier drame s’avère sans doute l’ennui. Et de cet ennui, découle le pire.
Dédoublement
La trame est simple, la plus vieille histoire du monde dirait-on : l’homme veut un enfant, la femme ne parvient pas à en avoir. Nous sommes dans un milieu ouvrier, les costumes des chanteurs, le mobilier l’attestent, même s’il ne s’agit sans doute plus de la Russie soviétique des années vingt, contexte originel de la nouvelle d’Evgueni Zamiatine. Une jeune fille se présente, orpheline, le couple l’adopte sans rien savoir d’elle. La jeune fille devient vite la maîtresse de l’homme, et remplace la femme dans son lit. Couple à trois ? L’atmosphère est plus trouble encore. Dans la musique, la disharmonie travaille. Tout comme dans les rares échanges entre les personnages, que Pommerat a réduit à l’essentiel. Zamiatine écrit dans les années vingt, dans une Europe où les théories freudiennes prennent leur essor, et où la psyché, ses distorsions, fascinent les artistes. Ainsi, le personnage de la jeune fille, incarnée dès sa deuxième apparition sur scène par deux interprètes, Norma Nahoun et Cypriane Gardin, deux semblables silhouettes d’étudiantes blondes et discrètes, s’avère, ainsi dédoublée, extrêmement inquiétante. Et le spectacle bascule dans un fantastique onirique que la musique nous annonçait d’emblée.
De ce cheminement vers la catastrophe, Francesco Filidei et Joël Pommerat ont fait un opéra tendu, raide, sophistiqué, très singulier. La musique de Filidei se révèle d’une grande intelligence, jouant sur les nerfs, les fluctuations infimes, ancrée dans la musique contemporaine, dont cet ancien élève du Conservatoire, formé auprès de Michaël Levinas, est une des figures les plus stimulantes, mais empruntant aussi parfois au free jazz. Parmi les interprètes menés par le chef Emilio Pomarico, toutes les nuances de voix sont représentées, de la soprano Chloé Briot dont la voix éclate aux instants de folie, au contre-alto, splendide Guilhem Terrail, jusqu’au baryton Boris Grappe, le mari, bourreau puis victime de cette tragédie en mode mineur.
Photo Stefan Brion