Souvent nous autres – historiens du cinéma, essayistes, critiques – nous nous interrogeons : est-il encore possible d’écrire sur certains films ? Est-il encore possible, par exemple, d’écrire sur Vertigo ? Sur La Prisonnière du désert ? Sur La Règle du jeu ? C’est que tellement de choses ont déjà été rédigées sur ces oeuvres ! Tellement d’articles ! Tellement de livres ! Tellement de thèses ! Et pourtant… pourtant ces films, si connus soient-ils, continuent de nous hanter : toutes les gloses n’ont pas fini d’en épuiser le mystère. Or si on écrit sur le cinéma, c’est précisément qu’on désire demeurer dans l’énigme d’un film, qu’on souhaite en habiter le secret. Alors, que faire ?
Peut-on encore, pour prendre un autre exemple, écrire sur Psychose, le chef-d’oeuvre d’Alfred Hitchcock ? Voilà en tout cas le défi qu’a relevé Sébastien Rongier dans Alma a adoré (phrase avec laquelle Hitch justifiait sa décision d’adapter le roman de Robert Bloch : Alma était l’épouse du cinéaste) publié aux éditions Marest. Et il y parvient ! Comment ? Eh bien d’abord en n’hésitant pas à écrire à la première personne, c’est-à-dire en décrivant l’effet que le film continue d’avoir sur lui et en en proposant la phénoménologie. Ensuite, en cherchant de nouveaux accès au film et à la fameuse scène de la douche. Saviez-vous que l’original du tableau derrière lequel Norman Bates épie ses futures victimes – Suzanne et les vieillards de Willem van Mieris – a été volé le 21 juillet 1972 au Musée Hyacinthe Rigaud de Perpignan et n’a jamais été retrouvé depuis ? Saviez-vous que ce ne sont pas Janet Leigh et Anthony Perkins que l’on voit à l’écran quand le couteau de Norman Bates s’abat sur le corps dénudé de Marion Crane, mais leur doublure dont celle de Leigh, Maria Davis, fut assassinée en 1988 par un imitateur de Norman Bates ? Saviez-vous que trois voix ont été mixées ensemble pour obtenir la voix de Norma, la mère du plus célèbre serial killer de l’histoire du cinéma ? Saviez-vous que dans la bande-annonce du film, c’est Vera Miles que l’on découvrait hurlant derrière le rideau, et non Janet Leigh ? Enfin saviez-vous que dans son remake de Psychose Gus Van Sant a remplacé le Suzanne et les vieillards de van Mieris par Le Verrou de Fragonard ?
Ces informations, Sébastien Rongier ne nous les fournit pas pour le simple plaisir de l’anecdote. Mais pour préciser « l’abîme de complexité et de multiplicité » qu’est Psychose. Et éclairer « la logique du double et de la fêlure à l’oeuvre dans l’ensemble du film ». Surtout, afin de rendre compte de la sidération sublime produite par la scène de la douche, l’auteur propose d’analyser ses « effets cinéma », c’est-à-dire de comprendre – grâce à une analyse des multiples lectures mimétiques et spéculaires du film – comment une oeuvre « produit une force d’attraction telle qu’elle ouvre le champ d’un dialogue et d’une lecture infinie ».
Est-ce convaincant ? Absolument ! On termine la lecture de Alma a adoré avec la conviction que, par bonheur, nous n’en aurons jamais fini avec Psychose. Hitchcock aurait adoré !