Repenser Auschwitz, à la faveur des soixante-quinze ans de la libération du camp. Repenser Auschwitz, c’est prendre la mesure du temps présent. Auschwitz a été le firmament d’une vision du monde où la communauté des hommes s’est divisée en deux, entre le Eux et le Nous. Eux, les Juifs, Nous, les Allemands, pour lesquels ce Eux était devenu le repoussoir absolu. Cette manière de penser le monde partagé entre ce Eux et ce Nous a marqué l’échec de l’humanisme et de l’universalisme qui en est consubs-tantiel. Echec absolu de l’humanisme grec, chrétien et des Lumières. Auschwitz nous l’apprend, quand on sort de l’universalisme, quand on fonde notre regard sur des catégorisations du genre humain, les bourgeois, les pro-létaires, les femmes, les hommes, les noirs, les Arabes etc., c’est-à-dire cette manière de penser manichéenne qui caractérise aujourd’hui de plus en plus notre société, le risque que cela se termine dans une chambre à gaz existe. J’ai relu quelques passages sur la Shoah qui me paraissent éclairer la question Auschwitz.
Georges Steiner, qui vient de s’éteindre, a écrit une oeuvre irriguée par une pensée de la Shoah. Dans « Une longue vie de la métaphore – Approche de la Shoah », il répond à la question Pourquoi Auschwitz ? Il rappelle qu’Auschwitz est le fruit pourri d’une longue histoire allemande. Que Luther, le premier, dans ses pamphlets des années 1540, appela à la Ausrottung (extermination) des Juifs, à ce qu’on les brûle vivants. Que Fichte, dans Discours à la nation allemande, donna à la haine contre les juifs une validation intellectuelle majeure. Mais surtout, il risque une hypothèse. Il avance que la haine antisémite relève du fait que le peuple juif invente Dieu : « (Les juifs sont haïs) en tant que porte-parole et porte mémoire d’un dieu tout-puissant, omnivoyant et d’une exigence absolue. (…) C’est parce qu’il a dit à l’homme trois fois : « Sois meilleur que tu ne l’es de peur que Dieu te maudisse pour ta faiblesse et ta rechute dans le péché. »« Aime ton prochain comme toi-même même si en toi chaque instinct te pousse à autre chose. » « Perds ta vie pour la gagner dans le royaume de la justice. (..)Hitler déclare que ‘les juifs ont inventé la conscience’.Ce qui n’est qu’une autre façon de dire : ‘les juifs ontinventé Dieu’. Pour un tel crime, quel pardon ? » Cette idée forte, on la retrouve dans son roman Le Transport de A.H. republié ces jours-ci chez Noir sur Blanc.
VladimirJankélévitch, de son côté, dans son texte L’imprescriptible,se demande si l’antisionisme n’est pas une manière de s’alléger de ce poids immense, de cette culpabilité résultant d’Auschwitz : « sur notre modernité en effet l’immense holocauste (…) pèse à la façon d’un invisible remords. Comment s’en débarrasser ? (…) Le crime était trop lourd, la responsabilité trop grave (…) Comment vont-ils se débarrasser de leurs remords latents ? L’antisionisme est à cet égard une introuvable aubaine, car il nous donne la permission et même le droit, et même le devoir d’être antisémite au nom de la démocratie. L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis. Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort. C’est ainsi que nos contemporains se déchargent de leur souci. Car tous les alibis sont bons, qui leur permettent enfin de penser à autre chose ».
Elie Wiesel, pour sa part, dans La nuit, raconte l’innocence suicidaire des juifs avant Auschwitz : «nous croyions en Dieu, avions confiance en l’homme et vivions dans l’illusion qu’en chacun de nous, est déposée une étincelle sacrée de la flamme de la shekhina que chacun de nous porte, dans ses yeux et en son âme, un reflet de l’image de Dieu. Ce fut la source sinon la cause de tous nos malheurs. »
Imre Kertesz renchérit sur cette question, en affirmant que les juifs depuis Auschwitz, ont radicalement changé leur rapport au monde : « la « confiance au monde », (Weltvertrauen) de ceux qui sont allés dans ces camps a été tuée à coups de nerf de boeuf. » Il ajoute cette idée bouleversante, expliquant pourquoi il était vital pour lui d’écrire sur son expérience concentrationnaire : « je ne trouve qu’une seule explication à ma passion entêtée : j’ai peut-être commencé à écrire parce que je voulais prendre ma revanche sur le monde. Pour prendre ma revanche et obtenir de lui ce dont il m’a exclu. (…) C’est peut-être ce que je voulais. Oui : Rien qu’en mon imagination certes et avec des moyens littéraires, prendre en mon pouvoir la réalité, qui d’une manière très réelle me tient en son pouvoir (…) être celui qui nomme et non celui qui est nommé. »
Auschwitz s’insinue encore dans nos esprits, enseigne que rien n’est impossible. Nous nous efforçons de demeurer malgré tout humanistes, mais sans négliger d’être lucidement pessimistes. Pessimistes car comme Celan l’écrit : « la nuit s’est ouverte et elle est restée déclose ».