Habiter poétiquement le monde. Ce vers très connu de Hölderlin, m’est venu quand il s’est agi d’écrire mon édito. Le monde tel qu’il se présente à nous depuis deux mois, n’est-il pas l’inverse exact de ce que l’on nomme poésie ? Certes, de belles choses adviennent, comme ces applaudissements chaque soir à vingt heures, à l’attention des soignants, héros incontestables de l’épisode tragique que nous vivons. Ce moment est émouvant, parce qu’il nous rappelle à notre humaine condition partagée, au-delà de tous clivages, ethniques, sociaux, de genre. Tous, nous voulons continuer à vivre ; tous, nous ne voulons pas être malades, ni mourir. C’est d’ailleurs que le monde ne doit pas être si dégueulasse à vivre, si nous nous y accrochons tant. Cette solidarité est émouvante, car elle est une universelle communion, et l’écrire importe.
Mais solidarité n’est pas poésie. Ce que nous voyons chaque soir, sur les chaînes d’information, comment le nommer, sinon une vision de l’enfer ? Des chiffres, répétés en boucle : le nombre de morts. Comme après chaque journée où une bataille a eu lieu, et où l’on fait les comptes. On sait depuis le judaïsme que les chiffres sont l’inverse de la pensée ; on peut ajouter qu’ils invalident toute forme de poésie.
Je ne ferai pas partie des gens qui, parce qu’ils en ont besoin pour continuer à sourire, se disent que de ces temps de confinement naissent de féconds sentiments et de constructives idées. Certes, j’ai pu vivre au plus près de mes enfants et de ma compagne, partager plus qu’à l’accoutumée mes pensées, mes rires et mes doutes. Mais qu’est-ce que ce bonheur, s’il est sur fond d’intenses souffrances, de sauvage maladie et de morts violentes ? Au vrai, peu de chose. Et se rasséréner en se disant qu’après tout nous observons que nos gouvernants font des choix humains, comme celui de placer la vie avant l’économie, est une manière de décolérer, alors qu’il ne faut pas décolérer. Décolérer est bien agréable mais l’agréable, en l’espèce, est un écueil. Il ne faut pas décolérer car cette épidémie n’est pas le signal que le monde tourne très mal, elle annonce clairement que la ligne rouge a été franchie. Ne plus pouvoir se rapprocher les uns des autres, ne plus pouvoir regarder le visage des hommes et des femmes à cause de leur masque est le contraire de la poésie.
Ne pas pouvoir s’empêcher de penser que ces hommes et ces femmes, qui étaient jadis promesse d’infini, d’aventure, d’imprévu, d’éthique, de fiction et de joie, et qui représente aujourd’hui, pour chacun d’entre nous, un danger de mort, est le contraire de la poésie. Ce désastre est le contraire « d’habiter poétiquement le monde ».
Là où la poésie disparaît le désert croît. Et ce désert, aujourd’hui, règne en maître. La méfiance à l’endroit du monde comme le dit lyriquement Wajdi Mouawad dans son Journal de confinement et dans ces pages de Transfuge, s’est encore un peu plus densifiée à l’heure de ce virus. Quand accorderons-nous de nouveau notre confiance au monde ? Est-ce que cette confiance reviendra ?
Ce qui nous manque le plus, ce sont les autres. Cette absence est douloureuse. Mais qu’est-ce qu’un autre ? C’est Baudelaire, ce grand voyant, qui dessille notre regard. Je suis allé intuitivement vers un poème que je chéris depuis toujours, « Les foules ». Tout y est de ce que je cherchais : nous sommes amputés de ces foules anonymes que nous croisions chaque jour, dans les rues et sur les boulevards, ces allures, ces visages, ces gestes qui ont si subitement disparu. Il s’agit d’érotisme, d’un érotisme lointain, diffus et d’apparence, et qui est pourtant essentiel à nos vies. Baudelaire perçoit dans ces foules une « ineffable orgie », des « jouissances fiévreuses », « une sainte prostitution de l’âme », « une singulière ivresse », « la haine du domicile et la passion du voyage ». Voilà que Baudelaire érotise mieux que quiconque les foules urbaines, dont nous sommes privés. L’arrêt soudain de la machine capitaliste a substitué Thanatos à Éros, deux thèmes qui devaient être au coeur du festival d’Avignon. Le capitalisme, son agitation, sa vitesse, est érotisme, et c’est pourquoi il est le système qui dure depuis si longtemps.
Le paradis, c’est les autres, affirme Olivier Py. Si l’enfer, au siècle dernier, fut les autres, force est de constater que le dramaturge, par cette expression, résume parfaitement l’esprit du temps. La poésie adviendra de nouveau quand les masques seront tombés.