Elia Kazan (Un tramway nommé Désir), Richard Brooks (La Chatte sur un toit brûlant), Joseph L. Mankiewicz (Soudain l’été dernier), Sidney Lumet (L’Homme à la peau de serpent), John Houston (La Nuit de l’iguane), Sydney Pollack (Propriété interdite), Joseph Losey (Boom !)…les plus grands metteurs en scène de Hollywood ont tenu à adapter à l’écran des pièces du dramaturge Tennessee Williams, l’enfant terrible du sud des États-Unis. Qu’est-ce qui dans ces écrits, en dehors des leurs qualités théâtrales intrinsèques, a poussé ces immenses cinéastes à considérer qu’ils fourniraient un matériau privilégié pour le cinéma ? Autrement dit : pourquoi aimons-nous tellement regarder les héros de Tennessee Williams mener à l’écran une lutte désespérée contre une société qui écrase leurs pulsions et leur soif de liberté ? Pourquoi nous reconnaissons-nous si volontiers en eux ? Pourquoi, en somme, la sauvagerie, l’anticonformisme et la névrose sont-ils à ce point cinégéniques ? Autant de questions que Séverine Danflous déploie avec une attention passionnée dans l’Écran sauvage, un ouvrage somptueusement et éloquemment illustré qui paraît aux Éditions Marest.
Nous sommes des animaux tragiques
Si les personnages de Williams sont si cinématographiques, c’est sans doute d’abord parce que ce sont de magnifiques « animaux tragiques », c’est-à-dire des corps spasmodiques tentant d’arracher toutes les peaux mortes qui étouffent leurs pulsions vitales et leurs désirs d’envol. Voilà pourquoi Séverine Danflous se livre à l’inventaire précis et fin des différents états du costume dans les films adaptés de Williams : le coton virginal mais moite de Baby Doll, les tissus détrempés et transparents, le manteau en renard de Blanche Dubois, les jarretières et les nuisettes immaculées, les tee-shirts déchirés, les costumes corsetés des Southern Belle, etc. Tous, au fond, aimeraient s’envoler comme l’oiseau sans pattes que Xavier Valentine décrit dans le monologue sublime (et l’un des pus beaux gros plans de l’histoire du cinéma) de L’Homme à la peau de serpent : « il y a une espèce d’oiseau qui n’a pas de pattes et qui ne peut atterrir, cet oiseau doit passer toute sa vie en l’air. »
De la magie avant toute chose !
Mais ces corps sauvages, nos corps sauvages, ne sont pas libres. Et le cinéma excelle à multiplier et à faire vivre les décors qui, en les encageant, rendent l’esprit malade : les voies sans issues, les impasses, les chambres d’hôtel, les paysages luxuriants et étouffants, les grandes bâtisses délabrées, les grandes propriétés ruinées du Vieux Sud, l’île de Boom !,le wagon désaffecté de Propriété interdite, etc. Et pourtant, pourtant, malgré ces prisons physiques et mentales, le théâtre de Williams est rempli d’objets magiques que le cinéma aime à convoquer « afin de ramener les ombres à la lumière » et déployer, envers et contre tout, le chant d’Orphée.
Tout cela Séverine Danflous le décrit de façon méthodique et exhaustive, mais toujours avec ce frémissement qui, derrière l’analyse, fait sentir la voix personnelle d’un auteur. C’est pourquoi, en finissant cet ouvrage, nous comprenons mieux, plus précisément, plus intimement, pourquoi nous aimons tellement ces personnages. Pourquoi, aussi, nous ressentons intensément le désir de revoir ces films et de refaire, avec nos héros, l’expérience de nos défaites et de notre belle sauvagerie. De cela, nous lui sommes reconnaissants.
Séverine Danflous, L’Ecran sauvage, Marest Editeur, 223.p, 27 Euros.