C’était l’un des spectacles dont on parlait beaucoup l’hiver dernier, avant que l’épidémie ne réduise les scènes au silence : Un conte de Noël à l’Odéon, mis en scène par Julie Deliquet. Une nouvelle fois, la jeune metteure en scène transformait une œuvre de cinéma en pièce de théâtre. Une nouvelle fois, elle choisissait une pièce de troupe, où chaque individu dépend de l’autre, pour le pire, comme le meilleur. Après Ingmar Bergman à la Comédie-Française il y a deux ans, elle choisissait de nouveau un réalisateur à la théâtralité assumée, Arnaud Desplechin. Il fallait saluer l’audace d’adapter ainsi un réalisateur vivant. Mais lorsqu’on évoque Un conte de Noël, en ce jour de mai au téléphone, Julie Deliquet souligne autre chose : «je me rends compte que déjà je choisissais une pièce qui parlait de la maladie.». Voilà selon elle le point d’accroche de son travail : le personnage central, malade, autour duquel la famille se réunit. Elle ajoutera à la fin de l’entretien, «j’ai aimé la légèreté tragique de Desplechin pour parler du cancer, comme aurait pu le faire Shakespeare.». Aujourd’hui, elle signe un court-métrage, Violetta, qui a pour centre deux femmes malades : la première, Violetta, est l’héroïne de la Traviataincarnée par la chanteuse Alexandra Kurzak. La seconde est une femme d’aujourd’hui atteinte d’un cancer, dont on suit, pas à pas, la première chimio.
Deux femmes souffrantes, deux corps meurtris, et deux lieux, l’opéra et l’hôpital, que Deliquet filme ensemble. Deux lieux dont il est rare de voir ainsi les coulisses, les visages, les mains qui y travaillent. Mourir en chantant, ou lutter contre la mort en hôpital, les deux ne font plus qu’un dans ce film épuré, sobre qui ne perd pas une seconde d’émotion, tendu vers l’apothéose finale. Et Deliquet ose les correspondances : la perruque de la chanteuse devient celle de la cancéreuse, le chant final de Violetta, monument lyrique, résonne sur l’oreiller de la malade.
Filmer les ruches
Lorsque je l’appelle ce jour de mai, je l’interroge sur cet étrange parallèle qu’elle établit dans le film, entre l’Opéra de Paris et le centre de soin des cancéreux de l’hôpital Gustave-Roussy de Villejuif. Ce fut pour elle une évidence, « quand j’ai été dans les couloirs de l’Opéra Bastille, c’est fou comme j’ai eu l’impression d’être dans un hôpital, avec ces portes automatiques, ces ateliers de perruques… ». Et très vite, une idée commune de ces deux lieux s’est forgée : « l’opéra, c’est une ruche dans laquelle on est un tout petit peu au-dessus de la vie. On accompagne cette fébrilité, qui est très forte à l’opéra puisqu’il y a la performance physique des chanteurs à laquelle tout est suspendu. À l’hôpital, c’est la même chose. J’ai choisi de filmer dans le plus grand service d’oncologie d’Europe, tout le monde y est dans une hyperconcentration, pas du tout morbide, mais qui vise au contraire à sauver des vies. J’ai accompagné mes deux parents dans la maladie, je sais à quel point ces services sont précieux, j’ai donc dit d’emblée au personnel soignant que c’était à moi de m’adapter à eux. Même chose à l’opéra, moi qui n’ai jamais signé de mise en scène d’opéra, n’étant pas initiée à la culture lyrique, je me suis tout de suite sentie très proche de ce monde. Je savais aussi que ma caméra allait rester très pudique, parce qu’en tant que metteur en scène de théâtre, je sais qu’il faut rester très discret pendant le temps de la représentation, pour ne pas gêner les techniciens. J’ai donc une profonde admiration pour les deux corps de métier que je filme. »
Et en effet, ces personnages secondaires qui incarnent leurs propres rôles, la costumière, l’aide-soignante, deviennent dans le film les principales actrices. Ce sont elles à qui sont accordés les plus longs temps de parole, alors même que Magali, la malade, ne dit presque rien, et que l’opéra en lui-même, n’apparaît que dans sa conclusion. Ainsi des mots prononcés par la perruquière de l’hôpital, alors qu’elle présente la perruque que la malade s’apprête à porter. Difficile de faire face à cette scène, sans gêne et empathie. Elle le reconnaît, «il y a un tabou sur la maladie, particulièrement lorsqu’elle transforme le corps féminin. C’est incroyable de savoir que la perte des cheveux est souvent plus redoutée par les femmes, que le protocole lui-même. C’était aussi une manière pour moi de parler de la maladie dans notre vie, de dire que le cancer est aujourd’hui une maladie avec laquelle on peut vivre.». Ces «territoires» de l’oncologie, comme elle aime à les désigner, s’avèrent pour elles le lieu d’une action collective superbe pour ramener les individus vers la vie. Voilà pourquoi elle voulait filmer l’hôpital, au nom de cette passion fondamentale pour l’union collective : « j’ai une grande fascination pour les lieux publics : l’école, l’hôpital, le théâtre. Il y a quelque chose qui continue à me fasciner dans ces espaces de gratuité, d’accueil pour tous. J’aime me dire qu’aux urgences, un homme qui dort dans la rue, ou un parisien du XVIearrondissement, sont soignés de la même manière. J’ai rencontré le théâtre à l’école, dans le sud de la France, à Lunel, je sais ce que c’est que d’être redevable au service public. Et toute ma famille est prof. »
La fin de l’artifice
Violetta est un film avec peu de paroles, et beaucoup de musique. Au centre, tout de même, un monologue, l’aide-soignante s’adresse à la malade, pendant qu’elle pose le protocole de chimiothérapie, et lui explique le désarroi prochain de sa famille. Peu à peu, les paroles attendues de l’infirmière dévient vers une justesse psychologique désarmante : «cela s’est passé en improvisation. Elle nous a dit qu’elle allait faire les choses comme elle les fait d’habitude, et à la fin, elle ne savait plus si c’était vrai, ou si c’était faux. C’est exactement cela que je recherche, savoir que c’est faux, mais que dans la façon dont on procède on se demande si ce n’est pas du réel.» Le doute s’épanouit dans la scène finale qui voit Magali, la malade, révéler son métier d’actrice, dans une scène de groupe joyeuse et incarnée, sur le plateau de l’Opéra Bastille. Une nouvelle fois, Julie Deliquet brouille les cartes, et, comme elle le faisait dans Un conte de Noël, ou lors de la somptueuse mort du père dans Fanny et Alexandre, elle instaure un théâtre dans le théâtre, qui comble notre besoin d’artifice.Ce jeu avec le réel est une constante : « j’adore quand Fellini baisse sa caméra, me montre les plateaux de la Cinecitta, puis remonte, et reprend le fil de la fiction. Comme si, me montrer les ficelles du faux, me faisait encore plus croire au vrai. J’avais besoin pour mes premiers pas au cinéma, de retrouver les trois niveaux qui me sont chers lorsque je travaille, ici le niveau du théâtre, le niveau de l’opéra, et le niveau de l’hôpital. »
Or, cette pensée d’un artifice qui s’entremêlerait au documentaire, justifie sans doute son intérêt pour le cinéma, qui influe jusqu’à sa direction d’acteurs. Effet générationnel sans doute, Julie Deliquet ayant grandi dans les années quatre-vingt, quatre-vingt-dix, le cinéma s’avère alors central dans la mise en scène : « je n’accepte pas de fausses larmes au théâtre. Le cinéma nous contraint au talent d’interprétation. Mais le théâtre peut aussi nous donner confiance, regardez, on m’a dit, lorsque je montais Un conte de Noël, mais tu n’as pas peur que les gens se souviennent du film ? Mais peu importe, personne n’a arrêté de monter Phèdreà cause du souvenir de Dominique Blanc chez Chéreau! On fait tout le temps ça au théâtre, passer derrière un grand, et faire croire que c’est la première fois. »
L’audace de faire croire, voilà bien ce qui sans doute nourrit le travail de Julie Deliquet, héritière de l’image, mais ne convoquant pas de vidéo sur scène, épousant la tradition théâtrale, tout en avançant dans des lieux peu explorés, le cinéma contemporain, l’hôpital… «Au théâtre, en tant que spectatrice, c’est là où je peux avoir mes plus grandes émotions, parce que je reste bouleversée par le fait que l’acteur est aussi mortel que le spectateur, et que si quelqu’un hurle dans la salle, tout le monde va s’arrêter. Ce que j’adore au cinéma, c’est pouvoir me plonger dans toute l’œuvre d’un cinéaste, il y a tout un travail d’anthropologie récente possible, et qu’on ne peut bien sûr pas faire au théâtre, à part avoir le souvenir d’une grande représentation… Ce qui est un peu écrasant.»
Quelques semaines avant le confinement, Julie Deliquet était officiellement nommée à la tête du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis. Elle succède à Jean Bellorini, parti au TNP de Lyon. Nul doute qu’il n’y aura pas véritable rupture entre Bellorini et Deliquet : même génération, même pensée d’une modernité en dialogue avec le classicisme, même cheminement entre les disciplines, les arts, les modes. Et, sans doute, même réflexion sur cette banlieue à vif, dans laquelle le TGP se dresse et s’ouvre. Si ce n’est qu’aujourd’hui, Saint-Denis, c’est «le rouge dans le rouge», l’un des départements les plus touchés par l’épidémie. «C’est assez fort de se rendre compte que l’on est dans un théâtre comme celui-là au cœur de la cité. Au cœur de l’urgence, sanitaire, mais aussi, c’est terrible à dire, alimentaire. On est ramené à l’essentiel. Tout le monde a recentré son discours sur le sens. J’ai aimé découvrir au TGP que l’annulation d’un atelier pour enfants est traitée avec la même importance que l’annulation d’un spectacle.». Une nouvelle fois pour Julie Deliquet, théâtre et réalité ne font plus qu’un.