Une fille de rêve est le grand livre français de la rentrée littéraire. Les années quatre-vingt sulfureuses et cyniques, les revues de charmes, la drogue, les jeunes filles, Huysmans, Claude Simon, Zola : bienvenue dans le monde du romancier Eric Laurrent.
Le talent d’Eric Laurrent éclate à chaque page. Il est un des plus beaux stylistes parmi les écrivains français. Ses descriptions, qui doivent autant aux décadentistes qu’à Claude Simon, relèvent du sublime. Une fille de rêve marque un tournant dans son œuvre : si nous avions pu jouir des romans atmosphériques de Laurrent comme Clara Stern, éloge du libertinage, ou Les découvertes, sur ses premiers émois érotiques, Une fille de rêve est un roman plus narratif, plus ancré, plus arrimé. Il alterne à la perfection entre de longues descriptions, de fêtes, de jolies femmes, de fous furieux, et une histoire qui avance, lentement, en ligne droite. Les années quatre-vingt apparaissent pour ce qu’elles sont : brutales, cyniques, libres, neuves, sarcastiques, amorales, élégantes, belles, vulgaires. Serge Gainsbourg pourrait résumer la situation. Eric Laurrent est un grand écrivain car c’est un peintre qu’il est avant tout. Il suspend toute morale, ni vice ni vertu, ses personnages sont ce qu’ils sont, il les regarde avec plaisir et naïveté, c’est-à-dire avec bonheur. Même un salaud chez Laurrent peut ressembler à Blanche-Neige. Pas de morale, encore moins de moraline, tout n’est que douce folie dans ce livre. Laurrent n’a aucun avis sur rien ni personne. Comme c’est réjouissant à l’heure où tant de romanciers de la rentrée littéraire sont tombés dans ce piège funeste, de se prendre dans les rets de l’actualité, à croire que le roman est là comme commentaire à vif du désordre du monde. Une fille de rêve est une sereine splendeur, et Laurrent nous mène à son tour dans ce rêve qui l’habite : l’enthousiasme esthétique. Les esthètes nous sauveront des emmerdeurs.
Votre livre est une relecture de Nana de Zola. Or, si Nicky Soxy est une fille simple, gentille, chez Zola, mais aussi chez ces adaptateurs comme Renoir, Christian Jacques, Pabst ou Alban Berg, Nana est un personnage odieux, manipulateur, destructeur… Pourquoi votre personnage n’a pas cette part monstrueuse qu’on retrouve chez eux ?
Il y a une dimension politique chez Zola qu’il n’y a pas chez moi. Elle est le virus au cœur du régime du Second Empire. Elle a une nature symbolique. Je ne voulais pas que Nicky Soxy incarne les années quatre-vingt. Je ne voulais pas regarder ce personnage en surplomb. C’était une gageure pour moi de la dépeindre avec bienveillance. Alors que Zola est très sévère avec Nana. Le livre est un champ de tir, personne chez Zola ne s’en tire avec les honneurs.
Votre personnage est de rêve, ce qui pose la question de l’incarnation. C’est un tour de force chez vous, car sans être incarnée, Nicky Soxy est vraisemblable…
L’incarnation était une obsession chez moi quand j’ai écrit ce livre. À tel point qu’à la toute fin de la rédaction du roman, j’en étais à la cinquième version,soudain je me suis dit ça ne marche pas, on ne comprend pas ce personnage, c’est juste une apparence, sans densité, sans épaisseur. Elle va paraître artificielle, j’ai complètement échoué. Alors j’ai farci ici et là, le livre de psychologie. J’ai ajouté une phrase par-ci, une phrase par-là. Au risque d’être redondant. Ça a été une préoccupation majeure. C’est mon livre le plus psychologique, sans aucun doute.
La fin de votre livre est tragique. Pourquoi la faire mourir ? Parce qu’elle a fait un choix de vie tragique ? Parce que ce petit monde du sexe dominé par les hommes est mortel ?
Je ne voulais pas la faire vieillir, car je ne voulais pas continuer sur la décennie des années quatre-vingt-dix. Je voulais pour cela que son passage sur terre soit assez bref. C’est une mort absurde due à un cocktail létal fait de médicaments et de cocaïne. Aucune morale n’est à tirer de tout ça. Je ne voulais pas donner une résonance à sa mort, comme Zola. Je la voulais absurde, cette mort. Simplement parce qu’on a tous connu des gens qui sont morts comme ça, absurdement. Elle a eu une carrière sans panache, je voulais une mort sans panache. Je voulais en faire une mort banale.
Vous qui êtes proustien, vous auriez pu être tenté par une fin heureuse. Je pense à Odette, qui débute dans La Recherche comme cocotte, puis qui connaît une ascension sociale fulgurante, par le Comte de Crécy, par Swann, puis à la fin, par Forcheville…
Je n’ai pas pensé à Odette, mais à Albertine. Souvenez-vous que sa mort est totalement idiote, par un coup de théâtre artificiel. Je voulais la faire mourir surtout comme la playmate Anna Nicol Smith, morte d’un excès médicamenteux. Sa mort relève du châtiment, elle s’était fait gonfler les seins, ce qui lui avait créé de très fortes douleurs dorsales et lombaires… Elle prenait donc beaucoup d’antalgiques. C’est une vraie histoire de châtiment.Et pour mon personnage, il est question aussi de châtiment.
Pourquoi les années quatre-vingt vous intéressent-elles ?
Les années quatre-vingt, c’est le chant du cygne de l’Occident. De l’Occident heureux. On tire le rideau, c’est la fin de l’insouciance. Dans les années soixante-dix on peut encore rêver. C’est la chute du communisme, c’est l’arrivée du Sida, c’est l’argent roi, c’est le moment où l’on prend vaguement conscience qu’on est en train de saccager la planète. Mais paradoxalement, j’ai un souvenir merveilleux de cette décennie, qui était celle de ma jeunesse.
Qu’étaient ces années, en comparaison avec notre époque ?
Clairement, les années quatre-vingt étaient une époque de liberté d’expression. Notre époque est beaucoup plus contrainte. Notre époque est à la censure. La liberté de parole était beaucoup plus grande. J’ai revu des émissions de cette époque, c’est sidérant de liberté. Polac, Ardisson, Lunettes noires pour nuits blanches. Après, l’image de la femme dans ces années-là est terrible. À la télé, elles sont le plus souvent uniquement des objets de désir. Dans les décennies qui ont suivi, les femmes ont été valorisées, heureusement. Les années quatre-vingt étaient très machistes. Et mon personnage, Nicky Soxy, est rabaissé par des hommes au rang d’objet sexuel, sans état d’âme. Elle est clairement exploitée, même si elle reste responsable de ses actes.
Vous me parlez de censure, vous êtes-vous censuré sur ce livre ?
Oui, j’ai fait lire à des amis mon manuscrit, et ils m’ont fortement déconseillé de laisser une expression qui m’aurait selon eux, fait du tort. Je parlais à un moment donné des « traits négroïdes » d’un de mes personnages. Je l’ai changé dans mon livre pour « traits subsahariens ». Il y a quelques années, j’aurais laissé l’expression telle quelle. Mais l’époque a changé, on sent une vraie pression en tant qu’écrivain aujourd’hui.
Eric Laurrent, Une fille de rêve, Flammarion, 244p., 18 €