Emmanuel Carrère signe avec Yoga un bon livre, mais à notre avis surestimé. Explications.
Le livre d’Emmanuel Carrère, Yoga, est sans conteste le livre le plus soutenu par la presse en cette rentrée. La Une de L’observateur, un grand entretien dans Le point, et j’en passe. Autant le dire d’emblée : son livre est traité dans notre rubrique intitulée fausse valeur, il ne devrait pas y figurer. Ce n’est pas une fausse valeur, c’est une valeur fausse, en ce sens que le livre me paraît survalorisé. On en aura fait juste une bonne critique si le livre avait été critiqué je dirais normalement, pas à ce point hégémonique.
Commençons par dire que le livre se lit bien, en 2 h 34. La fluidité de son style frappe, et procure un certain plaisir. Comme boire un verre d’eau très frais à toute vitesse. Puis l’histoire de cet homme prend aux tripes, non, m’intéresse, me touche même, délicatement. Comment ne pas l’être devant la chute d’un homme, qui passe par les électrochocs ? On le suit avec attention, ce Carrère qui nous livre le plus secret de ses secrets, ses bassesses les plus basses, ses faiblesses les plus honteuses. Il avoue bien des saletés, que Chateaubriand dans ses Mémoires n’aurait jamais osé confesser. Est-ce un courage et une avancée pour la littérature ? Ou est-ce simplement un trait d’époque, tristement banal, de tout dire sur soi, et une régression pour la littérature ? À vous de juger.
Ceci étant dit, mon plaisir, aussi réel soit-il, reste un petit plaisir. Un plaisir de passage, vite oublié. Ces plaisirs éphémères sont nécessaires pour égrener le cours de nos vies, mais enfin. Pourquoi mon plaisir de lecture n’est pas immense ? J’y vois deux réponses. La première tient au genre. Cette confession à nu, plus qu’à nu, à poil, m’empêche, à moi lecteur, tout travail d’élucidation. Carrère a déjà fait le boulot, il enlève les masques, les uns après les autres, et m’interdit toute forme d’interprétation, d’intuitions, de divagations. Tout, absolument tout est explicite, aucune part d’ombre ne m’est offerte, aucune marge de manœuvre ne m’est autorisée : je suis prisonnier du romancier. Mon imaginaire est bâillonné, ma liberté de lecteur est mise à mal, puis enfin annihilée. J’écoute l’écrivain dérouler ses histoires aussitôt analysées, comme on écouterait un cours magistral asséné sur le Moi, empêchant tout dialogue. C’est ça : cette confession à l’os interdit tout dialogue entre lui et moi, le jeu n’est pas égal, je n’ai aucune question à lui poser, il m’a déjà tout dit. Ne devant par conséquent faire aucun effort intellectuel pour comprendre ce qui se cache derrière le livre, puisque rien n’y est caché, je sens à la lecture une frustration, due à ma grande passivité, passivité ressemblant comme un frère à l’ennui. Chateaubriand, encore lui, ne se livre que peu, dans ses Mémoires. Sous certains angles, sous certaines lumières. Et rappelons que de très nombreuses pages des Mémoires sont consacrées à Napoléon, à Talleyrand, Fouchet… L’ego n’est pas à ce point omnipotent et dévorant.
Il y a, dans le plaisir immense de lecture d’une œuvre, une nécessité d’opacité. Il faut toujours que l’œuvre nous résiste, nous échappe, et de ce fait, nous ensorcelle. Nous revenons sans cesse à Proust et à Shakespeare parce que toujours, après lecture, un mystère n’est pas levé. Pas un petit mystère, pas un petit secret, un mystère ontologique, existentiel : une définition de l’homme qui jamais ne se referme ; à jamais ouverte à toute sorte d’interprétations. Leurs œuvres masquent sans cesse un peu plus, pour que nous courions après elles, après la vérité qu’elles jouent à nous cacher. Carrère, lui, se démasque toujours plus, ne nous laissant pas loisir d’accomplir nous-même cette opération : la messe est dite, vous pouvez rentrer chez vous.
Le deuxième petit problème que j’ai avec Carrère, c’est que l’histoire de cet homme occidental dépressif, je la connais par cœur. Cet homme blanc privilégié, qui devrait être heureux et qui ne l’est pas, dépressif parce que vivre centré sur son égo est épuisant, et qui finit par se livrer aux sagesses orientales, c’est le portrait-robot de l’homme de la fin du XX et du début du XXIe siècle. Alain Ehrenberg en parle depuis 1998 dans son essai La fatigue de soi. Je suis alors moi-même comme lecteur fatigué de lire une énième fois sur cet homme que je ne connais que trop bien. L’aventure de l’esprit réside dans l’exploration de la Terra Incognita. Et cet homme contemporain qui tente d’être bienveillant, n’est-il pas l’homme typiquement d’aujourd’hui ? Carrère l’écrit à de nombreuses reprises, il « veut être un meilleur être humain ». Là encore, je ne suis pas surpris, nous sommes bien ces hommes, contrairement à ce que tentent de faire croire les néoféministes, qui essaient d’être toujours plus civilisés. Mais le confort de lecteur que j’ai à lire un de mes frères, m’ennuie un peu aussi. Je suis chez moi quand je lis Carrère, un peu trop chez moi.
Et son succès de presse s’explique aussi par cela : Yoga est le livre le plus rassurant de la rentrée, et notre monde est si malade en ce moment, qu’enfiler des charentaises peut être, pour beaucoup, une réelle source de joie. Homme sweet homme.