Avec Jazz à l’âme, on continue à (re) découvrir l’œuvre de William Melvin Kelley. Un grand roman sur les ravages intimes de la ségrégation.
La réédition récente, et dans la foulée la traduction en français, d’Un autre tambour, ont arraché William Melvin Kelley (1937-2017) de l’obscurité où il languissait injustement. Redécouverte majeure, car si les lois de l’évolution ou de l’hérédité s’appliquent à l’histoire littéraire, William Melvin Kelley est le chaînon manquant entre la génération des Baldwin et des Wright et un contemporain comme Percival Everett. Nouvelle preuve avec ce Jazz à l’âme, initialement publié aux Etats-Unis en 1965.
Aux grands ancêtres du roman moderne afro-américain, il emprunte la lucidité coupante, parfois amère, et cette conviction que la littérature est un prodigieux instrument d’investigation psychologique et sociologique. Ludlow Washington est un surdoué du jazz, mais à sa naissance, dans l’Amérique de l’entre-deux-guerres, deux mauvaises fées se sont penchées sur son berceau : le handicap – il est aveugle –, l’inégalitarisme foncier de la société US – il est noir et, on le devine, pas venu au monde avec une cuiller en argent dans la bouche. Les années passent, et il faut dire combien William Melvin Kelley, fervent lui-même de jazz, est un maître du tempo, capable d’accélérations foudroyantes ou de scènes si ralenties que tous les détails atmosphériques, fumée et brouhaha des clubs, sont là. Les années passent, donc, et Ludlow passe d’une institution pour jeunes aveugles aux relents carcéraux à la cour des grands du jazz, à New York. Entretemps, ce souffleur inspiré aura fait ses premières armes d’instrumentiste sur la scène du Boone, un club du Sud, s’initiant à cette vie de noctambule avec ses joies – l’amitié, la conversation des oiseaux de comptoir – et la frustration d’une routine peu propice aux élans créateurs. Il se sera marié, aura une fille, plaquera femme et enfant pour la Grosse Pomme. Et arrivé au sommet, il connaîtra la tragédie de toute ascension, cette courbe parabolique où la chute suit inéluctablement l’essor : histoire d’amour fou manqué, dépression, HP.
Mais c’est la succession des batailles intérieures de Ludlow qui forme la véritable trame de ce récit, au-delà de ses nombreux cahots romanesques. Ludlow est d’abord un humilié, condamné d’emblée à la servitude : l’institution, l’orchestre du Boone, autant de situations où il doit s’incliner devant des « maîtres », élève plus âgé ou leader du groupe. Dès lors, relations érotiques et sentimentales, rapports avec les Blancs, Ludlow verra partout des jeux de pouvoirs. Et lui-même y participera, se comportant ici en séducteur sans état d’âme, là en cynique. D’où une tension, souvent poignante, toujours exposée avec une grande précision, entre les deux Ludlow, l’un méfiant, calculateur, voire manipulateur, l’autre spontané, naturel. Mais, suggère William Melvin Kelley, comment faire autrement ? Car s’il baisse la garde, il est aussitôt rattrapé par la réalité inflexible d’un monde où les Noirs valent moins que les Blancs – quelque bonne volonté que montrent ces derniers. Et c’est pourquoi William Melvin Kelley a pris un parti qu’on a tendance à oublier, tant il relève avec une discrète fluidité le défi qu’il constitue : raconter tout le récit du point de vue d’un aveugle. C’est par là qu’il préfigure un Percival Everett ou un John Edgar Wideman, par le souci de la forme. Laquelle est on ne peut mieux choisie pour raconter l’histoire d’un homme condamné à être toujours renvoyé à sa couleur, la seule qu’il perçoit : le noir.
William Melvin Kelley, Jazz à l’âme, traduit de l’anglais (États-Unis) par Eric Moreau, Delcourt, 252 p., 21,50 €